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Petite prose d’occasion

Le jeune aide bibliothécaire lui avait dit : « Votre destin naval va commencer là, au coin du quai de la galerie Julien Cain ». Il se posta donc à l’angle de la galerie Julien Cain, sous le panneau indiquant d’ailleurs ce nom, dont il se demandait s’il fallait y entendre l’écho de Caïn (pour lui lié depuis l’école à Victor Hugo). Et son œil était fixé dans l’attente, scrutant l’ombre et toute silhouette vaguement compatible avec celui qu’il espérait apercevoir un instant avant le départ du bateau sonore, pour le saluer de sa corne. Deux et trois fois, il crut l’avoir reconnu sous des aspects fort différents mais plausibles : il avait vu bien sûr  Holy Motors et était prêt à tout. Oui, le père imprimeur de Cain avait parfaitement pu gommer le tréma de leur nom, pour de bonnes raisons sociales et culturelles. Le capitaine Achab lui-même, celui du destin naval, semblait dénier toute parenté avec le roi maudit qu’affronte Élie dans le Livre des Rois. La vie vraie, rêvée inventée (ou inventée rêvée) est pleine de travestissements, de dénégations et de reconnaissances. Brusquement, le même aide bouclé se précipita vers lui, hors d’haleine, et lui dit qu’il l’avait cherché pour l’avertir que finalement, c’était à l’autre extrémité de la Grande Bibliothèque – à des lieues de brume de là, tout au fond – vers la salle des Globes géants, que le destin – si destin il devait y avoir – se matérialiserait. Et que l’événement urgeait, à présent. Il se mit à trottiner, cachant cette hâte ridicule en ce lieu feutré, un peu comme les marcheurs de fond se pressent, se déhanchent raides sans avoir le droit de courir (sous peine d’élimination), certain qu’il avait désormais laissé passer sa chance… « Fortune est chauve derrièreet devant chevelue », or il était resté en arrière ! Arrivé sous les gigantesques boules, sous l’œil noir vide de l’une, braqué sur lui comme une bouche de bazooka, il se trouva pris parmi une petite foule agglutinée autour d’un échalas chevelu préposé au guidage commenté des badauds – plutôt étranges du reste, en ces lieux. Une bonne âme lui dit, voyant sa mine défaite : il paraît que ça fait partie du dispositif. Il se disposa donc, reprenant son souffle. L’escogriffe était au demeurant assez drôle, il se dit qu’il n’avait pas tout perdu, lorsque tout à côté de lui, comme en contrebas – par quel tour de magie, le sol étant uni et horizontal, on ne sait – voici le saltimbanque, le diseur, l’acteur  tuttofare magnifique qui semble lui faire un clin d’œil, mais il croit avoir rêvé, essaie de glisser deux mots à l’oreille trop tard, le follet saute au milieu de la foule et se met à parler le plus naturellement du monde son premier texte : le poème ! Le spectacle ambulant a donc commencé ! Pris aux cheveux ils vont suivre, telles les souris derrière le joueur de flûte de Hamelin, avec les rires, les frissons et les pleurs d’un petit garçon effrayé qu’on puisse lui enlever sa jolie maman, la course effrénée et poétique de Denis Lavant. Poésie, qui se fait. Poïein. Un petit moment de vie trottinante soustrait au néant, peut-être. Le jeune échalas aussi, à la fin bon diseur également, et Mathieu Marie pour le nommer, se joint au salut final, cette révérence des acteurs qui est leur forme de politesse. C’est fini, d’autres queues se pressent plus loin pour des lectures en salle, plus convenues, il faut rentrer dès que l’applaudissement s’éteint sous les galeries austères. Force de ce qui arrive,  qadar de ce qui toujours se termine, adieu.

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