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Peut-on « dire » un génocide ? (6)

Lire la partie précédente Mais dans quelle mesure la parole du rescapé, qui est entrelacée à l’écoute de l’auditeur, laquelle est davantage parole que la parole du rescapé, car cette écoute est parole intimant à la parole d’être parole, dans quelle mesure cette parole du rescapé (parce qu’elle n’est jamais – pour nous qui ne l’avons pas recueillie – qu’une seule trace) peut-elle être rapprochée de l’image ? Dans quelle mesure est-elle signe ? Tout d’abord, me semble-t-il, il est utile de rappeler (tant ce qui est manifeste est souvent ce qui chemine invisiblement) que le « raconter » du témoignage suppose évidemment une prise d’écoute, laquelle est tout à la fois une captation de la parole et l’élan de cette dernière. L’écoute n’est en effet pas passive, comme nous l’avons déjà souligné, puisqu’elle fait advenir la parole et qu’elle la fait également advenir au présent dans le futur indéfini, c’est une écoute qui est ainsi génératrice du présent de la parole, à l’infini – un infini évidemment indéterminé. L’un et l’autre (la captation et le « raconter ») sont pour nous qui n’avons pas recueilli les paroles à ce point inséparables que la parole du témoignage semble ne pouvoir trouver sa vraie place que dans un enregistrement de type vidéo. Car la captation signifie alors, par ce biais, retransmission du souffle, du silence, de l’émotion (le « raconter » est ainsi mis en perspective dans une dimension plus vaste, qui est l’humanité du rescapé approchée de façon circonstanciée sans rien perdre, forcément, de son flou). Et dans ce cas, même si le « raconter » propre à la parole qui soit une parole de témoignage est toujours, de facto, une éternisation de la parole (étant donné que le moment du « raconter » est toujours un temps double : le temps de la prise d’écoute, et le temps de l’écoute, possiblement sans cesse répétée, à tout moment), cette éternisation est contredite à tous moments par l’humanité qui sourd du souffle, du silence, de l’émotion (de cette mise en perspective qui place le « raconter » dans son contexte de parole – de parole humaine), et qui vient mettre au présent cette parole constamment, c’est-à-dire qui vient la mettre dans notre présent à nous, et ainsi faire qu’elle soit possiblement l’une de nos paroles intérieures (qui se tressera durablement autour du fil de notre émotion, de nos émotions), et non plus seulement un objet extérieur face à nous figé. La parole ainsi figée mais en même temps rendue constamment à son présent de parole est de ce fait tout l’inverse du signe figé par le biais de l’image. Tandis que l’éternisation du corps, dans son attitude, dans sa souffrance, interdit le retour à l’humain, et donc à l’éphémère, au présent, à l’instantanéité du temps de l’émotion (voir plus haut), l’éternisation du souffle par la captation vidéo ne dénature pas l’humain au sein de la parole, et donc le sens même de cette dernière. Puisqu’en effet toute visée de la parole est de parler de l’humain, c’est-à-dire de la façon dont l’humain a été mis en péril (en parlant de l’humain, on ne parle que de la façon dont celui-ci peut être – ou a été – mis en péril : parler de l’humain, c’est parler de la fragilité de l’humain), et donc de l’obligation (même si cela n’est jamais dit) qui est la nôtre de tenter (à tous moments) de protéger l’humain. D’autres différences, salvatrices, existent bien évidemment entre l’image et le « raconter » de la parole de témoignage. Le « raconter » suppose une empathie, un sérieux (eu égard à la douleur du rescapé, car chacun de ses mots est plein d’un silence qui signifie : « Ça y est, je commence. Pour toi, pour vous tous, je dois le dire, je dois l’écrire » (68), est plein d’un silence qui veut, à chaque mot, se muer en preuve), une écoute (c’est-à-dire l’autorisation que nous donnons à ce qui va advenir de prendre pied en nous), laquelle, parce qu’elle s’appuie sur une certaine durée, n’est pas brisée par nos mécanismes de défense. Tandis qu’une image peut être aussi facilement refoulée qu’elle peut marquer durablement dans sa violence (mais alors c’est la violence qui est contenue en elle qui nous marque, et non l’image en tant que telle, c’est-à-dire ce qu’elle donne à voir, et par là même, idéalement, à penser), une écoute nous habite, ne s’inscrit pas en nous mais fait corps avec nous, pour nous construire, pour que nous sortions différent de l’écoute, autre, parce que portant en nous la confession de l’autre. De cette construction du pluriel en moi qui ai vécu de longs mois avec cette parole de l’autre (un autre qui n’est pas autrui, car je suis aussi l’autre de cet autre), est né ce livre. J’ai ainsi vécu, jour après jour, avec des témoignages (69), notamment ceux recueillis par Jean Hatzfeld dans sa trilogie parue au Seuil – Dans le nu de la vie, La stratégie des antilopes, Une saison de machettes (aussi, en manière d’hommage, deux vers sont notamment empruntés à Cassius Niyonsaba, dont la parole fut réveillée par Jean Hatzfeld non loin de la colline de N’tarama : « Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose » (70)). Mon travail poétique est dédié à ces deux êtres, le rescapé et le passeur de paroles (celui qui souffle sur les braises de la mémoire), ainsi qu’à Julien Schuh, décrypteur d’absolu, et ciseleur de langages. Invariablement, vivant avec les rescapés, dans le cénacle halluciné de la pensée, avec leur « raconter », j’ai été, inlassablement, dans leur « langue le muet » (71). Invariablement, je n’ai voulu qu’une seule chose, contribuer, en faisant parler l’horreur que j’ai pu déceler dans leurs témoignages, à faire parler (individuellement, de telle sorte que la parole ne soit plus visée vers mais retour sur) ces êtres (à les faire parler par-delà le mensonge du langage, le mensonge de la logique qu’est tout langage, à les faire parler avec le souffle seul), avant qu’ils ne prêtent leurs lèvres « à une parole anonyme de l’histoire » (72), laquelle, parce qu’obligatoirement structurée (car organisée, qu’elle soit du reste synthétisée – ce qui est le cas le plus souvent – ou complexifiée), est mensongère quant à la trajectoire toujours individuelle de la douleur, et quant à l’horreur qui s’inscrit en l’être en épousant la trajectoire individuelle de la douleur. Ainsi, il s’agissait non pas de prendre le pas sur leur parole en faisant advenir une parole qui soit autre, mienne, et donc évidemment mensongère (car mystificatrice, en dépit même de son pouvoir – qui est en d’autres contextes une vertu – heuristique), mais de faire parler inlassablement l’horreur que les témoignages m’avaient donnée à lire, sans qu’elle soit formulée. Et s’il est vrai qu’il « ne faut parler que si l’on ne peut se taire » (73) (commandement complété par Wittgenstein dans son Tractatus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (74)), alors, je ne peux me taire. Je dois dire l’horreur, face à laquelle, comme toute personne qui a entrepris d’être tout entière écoute face à des victimes de génocides, j’ai dû « déposer toutes les connaissances accumulées et apprendre ». Car entendre l’horreur signifie « progressivement l’intégrer, ne plus l’éviter ». Alors même que tous nos repères, un à un, sautent (75). Etre confronté à l’horreur, c’est-à-dire vivre avec le traumatisé dans sa parole et dans son manque de parole, dans cette aporie de la parole (76) (qui ne tient évidemment pas seulement à la pudeur africaine constatée par Raymond Depardon : « en Afrique, (…) les populations du sud au nord ont un point en commun : c’est leur pudeur face aux difficultés », leur « pudeur à parler de la douleur » (77)) qui est aussi de la parole (une aporie que seule notre écoute est à même de rendre parole, mais attention rendre signifie ici que notre écoute dévoile la parole dans l’aporie, mais ne la forme pas, ne la rend justement pas parole), m’a amené au poème, au « poème réel » tel que le définit Stéphane Bouquet, « celui qui est une concordance et une harmonie dans le monde, celui qui occasionne ma perte » (Le mot frère, Champ Vallon, p. 101), c’est-à-dire m’a amené dans « quelque chose » qui arrive et dans quoi je me suis dilué lentement (Ibid). L’horreur (les ultimes mots du colonel Kurtz : « L’horreur, l’horreur » (78) résonneront encore longtemps), c’est la violence qui soudain manifeste l’abîme, le déjà-abîme lequel paraît « de part en part » (79) – puisque le véritable abîme est le temps de la mémoire pour les rescapés, c’est-à-dire le temps de l’impossibilité réelle de la mémoire, la mémoire étant tout à la fois fantôme de captation (c’est-à-dire captation atténuée) et recomposition, la mémoire étant trace et narration ; or, quand il s’agit d’événements à ce point traumatiques, la narration contredit fortement la trace. Cette dernière, ne pouvant être véritablement narrée, ne peut ainsi être avalée (et non digérée, ce travail de digestion survenant par la suite) par le sujet au point de devenir une part constitutive de son être (la narration impliquant toujours, en enfermant ce qui survient dans une logique, le triomphe, même infime, de l’être). Cette mémoire du rescapé reste de ce fait détachée du sujet, ombre qui l’anéantit et qui n’est ni séparée ni proche de lui, qui reste dans un entre-deux rendant impossible la pacification qu’opère la mémoire réelle, laquelle est bien narration de la trace. NOTES : (68) Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, SurVivantes, Rwanda – Histoire d’un génocide, suivi de Entretien croisé entre Simone Weil et Esther Mujawayo, Paris, Editions de l’aube, 2004, p. 13. (69) Parmi lesquels il convient de citer ceux de Yolande Mukagasana (La mort ne veut pas de moi, N’aie pas peur de savoir), de Vénuste Kayimahe (Rwanda : Les Coulisses d’un génocide), d’Esther Mujawayo (SurVivantes), de Marie-Aimable Umurerwa (Comme la langue entre les dents), de Berthe Kayitesi (Demain ma vie). Sans oublier le premier livre de témoignages publié dès 1995 sous le titre Death, Despair and Defiance, absolument indispensable, malheureusement très difficile à se procurer. (Voir Catherine Coquio, op. cit., p. 101). (70) Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, Fiction & Cie, 2000, p. 17. (71) Formule d’André Du Bouchet. (72) Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Libre de Poche, Biblio essais, 1990, p. 8. (73) Friedrich Nietzsche, Humain trop humain II, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 1988, p. 15. (74) Traduction de Pierre Klossowski. Tractatus logico-philosophicus. Logischphilosophische Abhandlung. Ecrit en 1918, et publié en 1921 comme dernier volume des Annalen der Naturphilosophie d’Ostwald. Frankfurt am Main, 1963, p 115. (75) Marie-Odile Godard, op. cit., p. 20. (76) Ainsi le « Et puis… » suivi d’un silence et d’un fondu au noir bien venu du cinéaste, émanant d’une rescapée – témoignage recueilli dans le film de Jean-Christophe Klotz, op. cit. (77) Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ?, film, 1996. (78) Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, film. (79) Comme l’écrit Yves Boudier à propos cette fois de la première guerre mondiale, dans son recueil de poèmes fins, Comp’Act, 2005, p. 21.

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