Peut-on « dire » un génocide ?
« Reflets du Temps » commence ici la publication d’une étude et d’une réflexion saisissantes de Matthieu Gosztola sur le génocide de 1994 au Rwanda. Ce travail sera présenté en douze parties s’étalant sur douze semaines. L’Afrique. Ses paysages qui n’ont pas leur « égal sur la Terre entière » (1), offrant luxuriance et beauté infinie modélisée par les cris des animaux, leurs mouvements furtifs ainsi que ceux de la flore commandés par le vent, ou la pluie, offrant également, à chacun d’entre nous, la possibilité de constater le bonheur, à chaque fois, et c’est souvent, que nos yeux cherchent à reprendre souffle (2). Et c’est maintenant notre pensée qui cherche à reprendre souffle. Les écolières des pensionnats du Gisenyi et du Kibuye (aussi n’est-ce pas un exemple isolé) sont réveillées au milieu de la nuit par des miliciens Hutu qui leur intiment l’ordre de se séparer en deux groupes (d’un côté les Tutsis, de l’autre les Hutus) afin d’épargner les écolières Hutu. D’une seule tenue, c’est un refus qui s’élève. Les miliciens insistent, menacent. Dans les deux pensionnats, les écolières répondent qu’elles sont simplement rwandaises. Nous sommes jute rwandaises. Les miliciens battent et assassinent toutes les écolières sans distinction (3). Ce massacre est un massacre parmi d’innombrables massacres, au cours d’un génocide qui a eu lieu au Rwanda en 1994 (4). Alors que Paris et Kigali rétablissent leurs relations diplomatiques, il me semble opportun de revenir ce qui s’est passé. Tout commence le 6 avril 1994 (5). Un avion, avec notamment à son bord le président rwandais, est abattu alors qu’il se pose à Kigali. Cet attentat a pu être perçu comme le déclencheur du génocide qui sera le dernier du XX° siècle (6). Mais l’on peut se demander à juste titre s’il n’a pas été plutôt le prétexte de ce génocide, puisque ce dernier, longuement prémédité, a été amorcé à de nombreuses reprises : « déjà en 1964, Bertrand Russell dénonçait les tueries de milliers de Tutsis au Rwanda », tueries qu’il qualifiait de « massacre le plus systématique depuis l’extermination des Juifs par les nazis. » (7) M onté en germe dans les consciences d’un certain nombre de dirigeants depuis le milieu du XX° siècle, ce génocide a été accepté comme inéluctable et nécessaire par un très grand nombre de Hutus. Pourquoi ? Il faut prendre en considération ici la force de l’imprégnation. À un certain point, toute pensée ayant valeur de dogme inculquée par l’école, par les autorités (ces dernières structurant l’école), concourt, d’une façon ou d’une autre, pour la majorité des Hutus, à une dévalorisation du Tutsi, une dévalorisation radicale (8) qui fait de son extermination la conséquence logique de sa nature même, et non un fait de guerre, avec toute l’horreur que cela supposerait. Il y a eu en effet une lente et progressive maturation dans les consciences d’une idéologie dominante héritée du colonialisme et construite sur des faux-semblants (mais n’est-ce pas le propre de toutes les idéologies ?), faisant du Tutsi la figure de l’Autre jouissant de tous les privilèges, tant physiques (9) que sociaux, et mettant en péril le Hutu par sa prétendue suprématie (soi-disant vérifiée par le passé dans l’accession très limitée des Hutus aux hautes fonctions), laquelle se construit autour d’un prétendu désir inaltérable de conquêtes (un désir d’envahissement faisant par conséquent planer sur les Hutus, fantasmatiquement, le spectre même d’un génocide – quand bien même les Tutsis sont en position de faiblesse, étant de longue date martyrisés par les Hutus). Aussi, modelant le Tutsi sous la forme d’une figure héroïque et guerrière, les dirigeants Hutu déchaînent-ils les haines à son égard (il convient à ce sujet de relire, une fois encore, les dix commandements édictés contre les Tutsis, qui faisaient figure de règles se voulant inaliénables). C’est sans doute cette maturation dans la psyché collective pour ce qui est du moins de la majorité des Hutus (10) qui a permis au massacre d’être à ce point de proximité . Qui dit proximité dit d’abord proximité géographique. Se cacher devient ainsi pour les Tutsis leur première priorité. Or, « la densité de la population, le découpage du paysage rwandais, l’absence virtuelle de zones inhabitées enlèvent autant de chances de fuir à ceux qui sont pourchassés ». Les victimes, qui sont très souvent attaquées par leurs voisins, « tentent ainsi de se cacher n’importe où. » Le premier « trait prédominant de la mécanique du génocide est » ainsi « d’ordre géographique » (11). Mais ce trait prédominant n’est pas le seul. « Il ne s’agit pas seulement de proximité géographique entre voisins dont certains en tueraient d’autres, mais aussi d’une proximité parentale, puisque certains Rwandais ont été poussés à tuer leur conjoint, voire leurs enfants. (12) » C’est cette double proximité (la seconde rendant ce génocide très complexe) qui permet d’expliquer l’ampleur et la rapidité des massacres, ampleur qui saute immédiatement aux yeux dès qu’on les pose sur les chiffres pour se laisser étourdir par eux, car comment alors ne pas être saisi de vertige ? « En quelques semaines, du 7 avril au début du mois de juillet », des centaines de milliers (13) de Rwandais ont massacré (14) de façon systématique et méthodique les Tutsis (mais aussi leurs « complices » Hutu), à partir de listes, les Hutus refusant de sacrifier les leurs (15). Mais cette double proximité n’a pu se révéler à ce point efficace que parce que le massacre a été pensé, et commandité en hauts lieux, comme étant l’expression univoque d’un génocide. Aussi les tueries se produisent-elles absolument partout, y compris dans les lieux ecclésiastiques, qui sont pourtant des lieux traditionnellement de refuge. Ce droit d’asile, jusqu’alors respecté, ne l’a plus été en 1994. Alors que le génocide se fait global, d’une seule tenue, éminemment méthodique, les églises sont assaillies. Et s’il est vrai que « tuer dans les édifices religieux » devient « une manière d’affirmer la souveraineté de l’Etat rwandais hutu, cette souveraineté qui décide de l’exception » (16), il faut penser plus simplement qu’en 1994, contrairement à auparavant, le massacre est pensé et voulu comme global, exhaustif si je puis dire, et donc définitif, et qu’ainsi aucun lieu ne doit possiblement rester un lieu de refuge. Aucun témoin ne doit survivre , pour reprendre le titre d’une synthèse qui fait référence sur le sujet (Human rights watch, Aucun témoin ne doit survivre: le génocide au Rwanda , Paris, Karthala, 1999). ————– NOTES : 1. Karen Blixen, La ferme africaine, Paris, Gallimard, Collection Folio, 2005, p. 15 2. Même si notre culture, laquelle a longtemps poursuivi son rêve d’un Ailleurs mêlant grandiloquence et étrangeté, a cru voir en Afrique le berceau de ce dernier, terre aux contours indéfinis offrant au regard et d’abord au fantasme la matérialisation la plus juste du concept de paradis perdu, lequel a été montré par Terence Malick qui lui a donné toute sa chair (filmant ces moments où les hommes, dans une lenteur émerveillée, vivent en communion avec la nature, chaque instant devenant alors une danse, – une danse dans la lumière), l’intemporelle beauté de l’Afrique est bien réelle. 3. Voir Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles, Chroniques rwandaises, Paris, Gallimard, Collection Folio documents, 2002, p. 490. 4. À partir duquel je tenterai une synthèse théorique, nullement explicative (car on n’explique pas un génocide) mais qui se voudra ouverte sur un certain nombre de questions qui me semblent indispensables à poser, dès lors que l’on convoque dans la pensée la réalité d’un génocide. Cette synthèse s’appuie sur un certain nombre de citations extraites d’un corpus volontairement resserré (je n’ai pas voulu alourdir davantage mon propos), lequel a été resserré après lecture, non pas de la globalité des livres et des articles parus sur le sujet, mais d’un nombre néanmoins conséquent de textes. Lectures auxquelles il faut ajouter le visionnage attentif d’un certain nombre de films et de documentaires. 5. Pour ne plus amples informations, l’on consultera notamment ces sites suivants, très bien faits : http://www.aidh.org/rwand/index.htm http://pagesperso-orange.fr/rwanda94/ http://www.courrierinternational.com/dossier/2004/04/08/le-rwanda-depuis-le-genocide-de-1994 . 6. « Les Nations unies avaient décidé, pour la première fois de leur histoire, qu’il fallait employer le mot « génocide » pour décrire ce qui s’était passé. » (Marie-Odile Godard, Rêves et traumatismes ou la longue nuit des rescapés , Editions Erès, Collection « Des Travaux et des Jours », p. 13). Il est utile ici de se remémorer la définition juridique du génocide, telle qu’elle est formulée par l’ONU en 1948. Un génocide est un acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». « Tout est dans ce « comme tel » » [voir plus loin dans mon propos]. La guerre au Rwanda a débouché sur l’élimination programmée d’une population désignée comme race ou comme ethnie tutsi par le pouvoir en place. » (Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais , Bruxelles [Belgique], Editions Tribord, 2004, p. 76). 7. Jean-Pierre Chrétien, historien s’exprimant dans un article paru dans le journal Libération disponible à l’adresse suivante : http://www.liberation.fr/monde/0101162882-rwanda-les-mots-du-genocide?xtor=RSS-450 . 8. Voir notamment http://jacques.morel67.pagesperso-orange.fr/a/e15.htm . 9. La femme, qui reste la synthèse de la vision esthétique, car érotisée , de l’autre, dès lors que l’on considère un groupe ou prétendu groupe comme différent du même que l’on incarne en tant que soi , individuellement et dans le(s) groupe(s) ou prétendu(s) groupe(s) auxquels on se sent en mesure d’appartenir, est à cet égard perçue comme plus belle, plus élancée, comme ayant des traits plus fins etc. Aussi pendant les massacres beaucoup seront-elles d’abord « coupées » aux extrémités, « raccourcies » pour employer le terme utilisé par les miliciens. 10. Car il est bien parmi eux des opposants au régime. En outre faut-il considérer que l’hostilité envers les Tutsis ne se retrouve pas obligatoirement dans l’intime : des enfants Hutu jouent avec des enfants Tutsi, sont leurs voisins à l’église etc. En outre une certaine mixité se retrouve-t-elle jusque dans le couple (l’hostilité semble alors pacifiée par le couple, et les valeurs qui y sont rattachées), car il n’est pas si rare de voir des Hutus mariés avec des Tutsis. 11. Gérard Prunier, Rwanda, 1959-1996, Histoire d’un génocide, traduit de l’anglais par Denise Luccioni, Editions Dagorno, 1997, p. 303. « Dans les maisons de ville, typiques de l’architecture tropicale à l’européenne, un faux plafond laisse un espace suffisant pour ramper entre le toit et le plafond et souvent, c’est la seule cache possible. Quelques personnes ont pu survivre des jours ou même des semaines dans ces espaces confinés, dépendant de la bonté d’étrangers qui leur fournissaient la nourriture et emportaient leurs excréments. D’autres essaient de se cacher dans des bosquets de bananiers, dans des carcasses de voitures abandonnées, dans des fosses d’aisance, dans des marais, dans des placards, n’importe où. Beaucoup sont dénoncés par leurs voisins, comme beaucoup sont protégés et cachés par leurs voisins. Impossible de dire quelle attitude a prévalu. » ( Ibid. ) 12. José Kagabo, in Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ?, Un procès pour mémoire, Préface de Laure Adler, Postface de Pierre Vincke, Editions Complexe, Questions à l’Histoire, p. 43. 13. « Près d’1,3 million Tutsi [sans oublier leurs « complices » Hutu] selon le recensement national de 2001, près de 800 000 selon l’ONU. » (Catherine Coquio, op. cit. , 2004, p. 82.) Rien qu’en prenant en considération l’estimation de l’ONU, il apparaît que « le taux de morts par jour est au moins cinq fois plus élevé que dans les camps de la mort nazis » (Gérard Prunier, op. cit. , p. 312), alors même que les génocidaires ne se sont servis que de moyens rudimentaires : des machettes (essentiellement), mais aussi des gourdins, des tournevis… (peu de grenades, et peu de balles, perçues comme un luxe – pour les organisateurs du génocide, et pour les victimes, qui les appelaient, bien souvent, de leurs vœux, et tentaient, quand ils en avaient les moyens financiers, de monnayer pour eux cette façon plus rapide de mourir). 14. Dominique Franche, op. cit. , p. 5. Pour une synthèse de ces événements, lire Ibid. , pp. 5-6. 15. C’est bien l’ autre qui est poursuivi, ainsi que le même qui se dévalue en protégeant l’ autre et devient lui aussi, quelque peu, autre . Aussi les opposants sont-ils considérés comme un même perverti (un même se muant en autre ). contaminé par l’autre Tutsi, autrement dit un même 16. Dominique Franche, op. cit. , pp. 64-65.