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Sous le feu des projecteurs : l’Inde et ses viols collectifs

Depuis quelques années, les mots « viol collectif » sont, dans les média et l’imaginaire occidental, habillés à la manière indienne. Ainsi, ce grand pays dépassant le milliard d’habitants, crevant les records de croissance économique, nous inondant de ses produits made in India, dans une familiarité quotidienne ; cette Inde – foin de ses disparités multiples qui devraient nous faire dire : les Indes, serait un Janus modernité (morale ?) socio-économique, face aux archaïsmes de je ne sais quelles pulsions reculées particulières – tiens donc, à ces pays qu’on nomme « des Sud » après qu’ils aient si longtemps porté le drapeau du sous-développement tiers-mondiste. Rien de bien net, de fait, pense-t-on à l’envi, dans ces gens là, en mutation de tous poils. De là, à dire : que du normal ; un pas, pas plus. Pourtant les données chiffrées semblent chanter autre chose, puisqu’il apparaît qu’une femme en France serait violentée toutes les 7 minutes, pas loin de ça pour les femmes américaines ou britanniques, tandis que nos Indiennes le seraient toutes les 20 minutes… Alors, loupe médiatique ? Agencement complotiste politique ? Il y a certes de l’installation de représentations nouvelles et pas forcément bienveillantes ni honnêtes sur un tissu ancien où moulinait la femme, la caste, et même l’épouse jetée sur le bûcher mortuaire du mari, qui traîne dans les opérettes. Cependant… La montée considérable des faits de nature agression sexuelle est réelle, croisant du reste les villes dites modernes aux campagnes reculées. Pour autant, les motivations ou les formes sont différentes. Depuis 2012 (une femme violée dans un bus à Delhi, décédée de ses blessures, entraînant les plus importantes manifestations de rues de l’Inde actuelle), les agressions ont proliféré ? ou, bien plus, ont été rendues publiques, au même rythme que les articles, reportages et lois (durcissement des sanctions en 2013). Prise de conscience assez formidable de femmes et d’hommes qui « bougent » et font bouger, partout sur l’immense sous-continent. Avec plus ou moins de réussite, des reculs, mais aussi une dynamique que nous ferions bien d’étayer et d’encourager. La démocratie indienne en marche est à ce prix et a besoin de tous.   Avec l’autorisation de La Cause littéraire : Treize hommes , Sonia Faleiro , Actes Sud, 2016 Drôle de livre, à part, mais, si important. Très peu de pages serrées, précises, qu’on nous pose comme devant un jury d’assises ; rapport de police ? contenu de dossier judiciaire ? Il y a de tout ça, avec la distance, le regard porté à la fois tout en bas – au ras des faits bruts, et de plus haut, comme l’exige une enquête dont on espère, qu’au bout, elle frôlera la vérité… Histoire vraie, celle – il y en a tant en Inde de nos jours – d’un viol collectif, de cette femme-là, « Baby », dans une lointaine province du Bengale occidental, au creux d’un tout petit village replié sur les usages ancestraux de l’ethnie Santal. Là, entre misère et encore misère, «  certains des villageois n’avaient jamais vu un train  ». Sur la couverture du livre, Actes Sud a posé une photographie qui dit tout de l’histoire : une femme, jeune, de dos (elle pleure peut-être), qui porte un sari mais le haut du buste dénude ce qu’il faut, pour qu’on ait ce cas de figure : «  d’un côté, Baby, de l’autre, tout le monde sauf elle  ». La fille, plus délurée ou plus affamée de libertés que d’autres, fréquente un gars d’ailleurs, d’une population non tribale, qui plus est, musulman. En Inde, comme dans tous les Moyen Age – qui ont rampé chez nous aussi, jusqu’à quasi hier – le déshonneur guette et régule la société, la morale, abrité quand il le faut sous les drapeaux des religions. «  Tout est perdu, fors (sauf) l’honneur  », disait-on dans notre Occident ancien ; vertu visiblement universelle dans ses archaïsmes. Aussi, pour ramener Baby au code social en vigueur chez elle, une juridiction « locale » couvre, voire organise son viol, toute une nuit, par 13 hommes de sa communauté ; pendant ce temps, l’amant « outsider » est ficelé à un arbre. Voilà le fait divers – un de plus, tel que les journaux de l’Inde moderne et intégrée dans la mondialisation en rendirent compte au détour de ce début 2014 ; hier, donc. Version de la victime, narrée en des pages qui font froid dans le dos ; peut-être les plus sidérantes qu’on puisse lire sur un tel sujet. Tel quel, cela vaudrait en soi détour et intérêt, mais le livre de Sonia Faleiro c’est encore bien autre chose. Car elle a mené l’enquête, de façon multi-scalaire ; croisant les récits ; celui de Baby et de son amant ; celui des tortionnaires supposés ; celui des autres villageois, receleurs du dire officiel du village, vaguement spectateurs ; celui des autorités de police du district. On sent que l’auteure se veut au-dessus, étrangère du côté des affects – enquête, vous dit-on – rassemblant les pièces éparses et forcément contradictoires de l’affaire. Organisation en courts chapitres ciselés comme orfèvrerie, abondant chaque détail nécessaire ; impeccable écriture sachant dire et décrire ; crier aussi, chaque fois que nécessaire, mais dans un calme froid, méthodique. « En Inde, où (persiste) une culture du droit supérieur du mâle… selon les statistiques, une femme est violée toutes les demi-heures ; ces crimes sont ignorés des médias depuis des décennies ». Constat terrible comme les faits, le viol de Baby, pensez-vous. Simple ? Surtout pas ; Indien, culturellement indien, et Sonia Faleiro de déplier de chapitre en chapitre l’étrange origami dans lequel se niche cette histoire, à l’appui de tant d’autres. Affaire de communautarismes montés les uns contre les autres, de libertés tribales de Santals archaïques, face au rejet tout autant obscurantiste des autres. Jeu des appartenances ; la « faute » de Baby se négocie financièrement face au camp musulman de l’amant honni, chacun marchande les siens, comme objetisés. Gigantesque instrumentalisation. Incapacité, ou refus ? d’un regard qui aurait pu être moderne et plus juste des Institutions tutélaires. Enfermement du fait divers atroce ballotté entre plusieurs logiques de cultures de l’excuse, entre vague modernité de surface et traces immenses des archaïsmes. Baby, visage de la femme indienne en prise avec une araignée géante qui peine à la lâcher, plus largement, figure de l’Inde moderne en gestation constante… On est dans ce livre et son récit, dans un entre-deux, allers-retours entre passé et avenir. Une couleur pour chaque entité, plus quelques pages diaprées de-ci, de-là. A nous, lecteurs de nous situer, de tirer les conclusions. Impartiale, dans « son enquête » donc, Sonia Faleiro ? Nous n’y croyons pas une seconde ; elle décortique, pour mieux cibler le cœur de sa démonstration : qu’est-ce donc qu’être femme, aujourd’hui en Inde rurale, théoriquement loin des pratiques des castes, des résidus tribaux, des arrangements entre mâles plus que dominants. L’Inde est-elle devenue enfin fabuleusement moderne, avec ses bonds en avant économiques, a-t-elle commencé de faire évoluer les mentalités ? la femme y traîne-t-elle encore la patte ? On le sait, on le craint, mais on palpe l’imminence de changements. Quelqu’un en Europe a écrit un jour : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair obscur, surgissent les monstres… »

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