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RDT / 68 : Mai 68 : service après-vente

Après avoir évoqué, dans un premier texte, les causes et les circonstances des événements de mai 68, nous allons tenter maintenant de comprendre comment l’image de cette agitation a été construite, colportée et transformée, vendue, dès son apparition. Il ne s’agit pas pour autant d’en énumérer les conséquences et de les commenter : mais les conséquences de mai 68, quantitativement et qualitativement considérables, à elles seules démentent le fait qu’il s’est agi seulement et principalement d’une insurrection étudiante. Un tel impact, politique, culturel, psycho-social ne peut pas être le seul résultat d’une fête de jeunes désœuvrés voulant juste s’amuser, choquer le bourgeois et dénoncer les austérités d’une vieille société paternaliste, réactionnaire, immobile. Cette vision simpliste a dès le début été entretenue, à la fois par l’Etat et les médias (à l’époque, les deux sont souvent les mêmes), par une très grande partie des forces politiques officielles et, bien sûr, par les entités syndicales. « Les ouvriers, qui avaient naturellement – comme toujours et comme partout – d’excellents motifs de mécontentement, ont commencé la grève sauvage parce qu’ils ont senti la situation révolutionnaire créée par les nouvelles formes de sabotage dans l’Université, et les erreurs successives du gouvernement dans ses réactions. Ils étaient évidemment aussi indifférents que nous aux formes ou réformes de l’institution universitaire, mais certainement pas à la critique de la culture, du paysage et de la vie quotidienne du capitalisme avancé, critique qui s’étendit si vite à partir de la première déchirure de ce voile universitaire » (1). Naturellement, une fraction remarquable de la population étudiante, particulièrement sur Paris et sa région, fut partie prenante du mouvement contestataire et insurrectionnel, c’est indéniable, mais il n’en demeure pas moins que jamais il n’a été question d’un déferlement considérable. Des 150.000 étudiants de Paris, jamais plus de 20% d’entre eux n’ont été présents ensemble, en même temps, lors des manifestations les plus massives, et ce pourcentage chute grandement si l’on considère les échauffourées les plus ardentes. Par ailleurs le statut social de l’étudiant, futur agent de la bureaucratie, cadre à venir de la production, le mettait avant tout dans une posture davantage discursive, typique de la (petite)-bourgeoisie, que pratique et active, et sa vision anxieuse à l’égard de cette perspective détestable était du pain béni pour toutes les mouvances d’extrême-gauche qui cherchaient des clients, non pour réaliser la révolution concrète, mais pour la maintenir uniquement comme perspective afin de n’en pas risquer l’épreuve, laquelle viendrait à rendre inutile la place sociale qui est visée quand on poursuit des études supérieures. Souvent il a été benoîtement opposé les étudiants en rébellion contre la société dite de consommation (sic, comme si elle n’était que cela) et les ouvriers, « qui seraient encore avides d’y accéder ». « La baisse et la falsification de la valeur d’usage sont présentes pour tous, quoique inégalement, dans la marchandise moderne. Tout le monde vit cette consommation des marchandises spectaculaires et réelles dans une pauvreté fondamentale, parce qu’elle n’est pas elle-même au-delà de la privation, mais qu’elle est la privation devenue plus riche. Les ouvriers aussi passent leur vie à consommer le spectacle, la passivité, le mensonge idéologique et marchand. Mais en outre ils ont moins d’illusions que personne sur les conditions concrètes que leur impose, sur ce que leur coûte, dans tous les moments de leur vie, la production de tout ceci. Pour cet ensemble de raisons, les étudiants, comme couche sociale elle aussi en crise, n’ont rien été d’autre, en mai 1968, que l’arrière-garde de tout le mouvement » (2). Sans remonter aux premières agitations ouvrières, pourtant significatives de ce qu’on tente de démontrer ici, à Caen et à Redon en début d’année 1968, voici en très gros le déroulement des événements : le premier trimestre de l’année est marqué, à Nanterre, par les actions du groupe des Enragés qui consistent en un sabotage efficace des cours et des locaux de la faculté, lesquelles actions sont récupérées trop mollement et trop tardivement par le mouvement dit du 22 mars (dont Cohn-Bendit), un mouvement évidemment réfuté par les Enragés qui s’en détachent. Le groupe des Enragés ne se présente pas comme un groupe d’étudiants, au contraire. Ils ne peuvent ni ne veulent se réduire à ce statut. « Voyous, nous le sommes aussi un peu. Si peu étudiants que certains n’ont jamais mis les pieds à Nanterre », écrit Riesel. Leur nom est évidemment un clin d’œil historique révolutionnaire, puisqu’il fait référence à la frange la plus radicale des sans-Culottes (Jacques Roux, Jean-François Varlet, Pauline Léon, Claire Lacombe, Théophile Leclerc, &c.). L’administration universitaire répond par deux fermetures successives de l’Université, et réprime les éléments perturbateurs, dans un timing hallucinant d’incompétence puisqu’un mois se passe, ce qui déclenche l’émeute fondatrice du 3 mai au Quartier Latin. Pendant plus d’une semaine, autour de la Sorbonne, investie puis fermée, des affrontements se succèdent ; on y trouve, déjà, en grand nombre, de jeunes ouvriers. Les débats et les intentions démontrent assez vite le double jeu des syndicats staliniens, l’incompétence à la fois théorique et pratique des groupuscules gauchistes, les occupations et immobilisations donnent à l’Etat les raisons d’un usage de la force et les motifs de tractations douteuses. Après la nuit des barricades du 11 mai, la réouverture de la Sorbonne et le retrait des forces de l’ordre du Quartier Latin, le mouvement connaît sa véritable métamorphose et c’est à partir du 13 mai (date de la grève générale organisée par les syndicats, pressés d’en finir avec le mouvement) que le mélange finit d’opérer pour produire les conditions révolutionnaires enfin réunies : préfecture de Nantes attaquée par les ouvriers et les étudiants et occupation de l’usine Sud-Aviation de la même ville avec séquestration des cadres, la Sorbonne réinvestie désormais ouverte à tous, grève sauvage chez Renault à Billancourt à partir du 16 mai, modèle du genre reproduit dans la quasi totalité des entreprises du pays. Devant l’ampleur du phénomène, le gouvernement et les staliniens dépités accouchent de prétendus accords, le 27, dits de Grenelle, qui prévoient une revalorisation des salaires, espèce de carotte grossière censée faire reprendre le travail rapidement. Vaine tentative : la base, partout et sans exception, rejette les accords. Historiquement ce refus unanime et sans appel est important, car voilà l’un des premiers éléments falsifiés de mai 68. Les accords de Grenelle ne sont pas des accords : aucune des parties n’a paraphé le document, ni ne l’a reconnu comme étant des accords, même si son contenu sera mis en application par le gouvernement, tout acculé qu’il est à produire du règlement, en même temps qu’il défait, par la voix de son chef, la représentation nationale, en affirmant, par ailleurs, que tout moyen utile (l’armée) pourrait être utilisé pour reprendre et/ou tenir Paris. Dès lors que le pouvoir Gaulliste décide de se maintenir, et qu’objectivement les staliniens vont l’y aider en tenant isolés les points chauds des grèves sauvages où les Conseils ouvriers s’étaient formés, le mouvement révolutionnaire décélère, car attaqué de la même façon qu’il s’était lui-même avancé sur le terrain réel des forces de production : secteur par secteur. Pour preuve : alors donc que la base, sans exception, réfute les faux accords de Grenelle et que, dans toutes les usines en situation de grève sauvage, on exprime radicalement le refus de reprendre le travail, la CGT communique en ces termes : « Partout où les revendications essentielles ont été satisfaites, l’intérêt des salariés est de se prononcer en masse pour la reprise du travail dans l’unité ». On croit rêver. Et l’on passe même carrément à l’hallucination quand on lit le 6 juin dans L’Humanité, sous la plume de Fajon, son directeur : « La grande organisation syndicale donne, disons cela, une nouvelle preuve de son sens de responsabilités au service de la classe ouvrière. Nous approuvons pleinement, quant à nous, sa juste position. Toute autre attitude fournirait à De Gaulle le prétexte qu’il attend. (…) Il faut le souligner d’autant plus que des groupes pseudo-révolutionnaires, après s’être ingéniés à saboter le grand mouvement en cours sous prétexte que les revendications n’auraient plus d’intérêt, essaient à présent d’empêcher la reprise du travail là où la conclusion victorieuse a couronné la lutte » (3). S’ajoutent à cela les manœuvres typiques de manipulation et de falsification : certains sont empêchés de voter pour ou contre la reprise du travail (La Poste) ; à la RATP la CGT provoque à la reprise par la simple désinformation, en faisant croire à chaque station que toutes les autres ont cessé la grève. L’Etat nettoie les services ou entreprises publics : les CRS expulsent les techniciens grévistes de la maison de la radio afin de les remplacer par des techniciens de l’armée ; ils délogent les ouvriers de Renault à Flins le 6 juin, lesquels lancent un vaste appel aux autres travailleurs et étudiants pour reprendre le site, mais les renforts arrivent avec difficultés, en particulier ceux de Paris, car la CGT, encore elle, empêche non seulement les ouvriers de Boulogne-Billancourt de recevoir la délégation envoyée de Flins, mais elle ne permet pas non plus, gare Saint-Lazare, appuyée par l’UNEF et le SNE Sup, que des trains soient mis à disposition des manifestants, fort nombreux, venus pour se rendre à Flins le plus rapidement possible. L’Etat par ailleurs décrète : il fait dissoudre les organisations maoïstes, léninistes, trotskistes, le « mouvement du 22 mars », grâce à une loi datant du Front Populaire qui, en son temps, avait été créée pour neutraliser les ligues para-militaires d’extrême-droite. Malgré l’échec évident du mouvement de mai, dans ces intentions totales pour la révolution, les conséquences d’un tel soubresaut sont très nombreuses, et ce dans tous les secteurs de la vie. Viénet écrit : « L’éruption révolutionnaire n’est pas venue d’une crise économique, mais elle a tout au contraire contribué à créer une situation de crise dans l’économie. Ce qui a été attaqué de front en mai, c’est l’économie capitaliste développée fonctionnant bien ; mais cette économie, une fois perturbée par les forces négatives de son dépassement historique, doit fonctionner moins bien : elle en devient d’autant plus odieuse, et renforce ainsi le “mauvais côté”, la lutte révolutionnaire qui la transforme ». Si bien que le commencement d’une époque place son empreinte sur une défaite pratique, le nombre de livres (300 rien qu’en France) consacrés au sujet et parus dans les dix-huit mois qui ont suivi les événements est révélateur de ce choc, positif ou négatif selon la grille de celui qui en fait mots. La lente mais sûre progression de l’image de mai 68 au fil des années est celle d’un mythe – ce qui ne veut évidemment pas dire que rien de réel n’a été produit pendant et à la suite de ces événements, bien au contraire – un mythe fondateur, d’abord de l’opposition à l’autorité, à l’ordre établi, c’est-à-dire simplement d’une naissance de la parole et probablement la parole d’une naissance, de l’expression libre, et par voie de conséquence, d’une libération des corps. La fameuse « libération/révolution sexuelle » est dans l’air du temps depuis que la génération dite du baby-boom est adulte – depuis le milieu des années 60 –, elle s’exprime depuis quelque temps dans les exigences de mixité (les revendications sur le campus de Nanterre), elle a même un socle légal très frais depuis décembre 1967 avec la loi Neuwirth légalisant l’usage de la pilule contraceptive. Mai 68, en tant que contestation générale, va potentialiser et ancrer la sexualité, comme expression de la liberté, dans la réalité sociale jusque-là cadenassée par des préjugés catholiques et par une hyper-domination masculine. La liberté individuelle et collective devient une valeur qui permet également la critique systématique de toutes les formes de l’oppression, que ce soit celle véhiculée, encore, par le colonialisme pourtant essoufflé, par l’impérialisme violent (Vietnam), par le totalitarisme soviétique qui vacille sérieusement depuis environ quinze ans (mort de Staline), par le raci(ali)sme d’Etat (USA). Simplement également, une liberté individuelle, appliquée à la propre vie de celui qui s’en saisit, une liberté qui jusque-là ne disposait d’aucune formulation politique existante. Raison pour laquelle, d’ailleurs, politiquement, surtout à droite, c’est un événement qui demeure parfaitement incompréhensible : « Je ne connais pas d’épisode de l’histoire de France qui me donne au même degré le sentiment de l’irrationnel », dit Raymond Aron cette année-là. Il y a, pour la pensée traditionnelle de droite, réactionnaire ou simplement conservatrice, une disjonction irréversible : c’est peut-être même dans cette zone de l’échiquier politico-idéologique qu’on a ressenti au plus profond, paradoxalement, la dimension historique de mai 68, pour en faire d’ailleurs la cause principale de dérèglements ultérieurs qui perturberaient encore aujourd’hui la société française (voir à cet égard l’improbable discours du candidat Sarkozy en meeting à Bercy le 29 avril 2007). Du mythe au modèle, mai 68 a glissé, et est devenu une représentation de la révolte sociale. Dès qu’un mouvement contestataire prend de l’ampleur, il est fréquent d’entendre des expressions significatives comme « refaire mai 68 », « un nouveau mai 68 » qui sous-entendent à la fois l’espoir d’un grand changement et la perspective d’une fête folle et grandiose. Cinquante ans après, n’y aurait-il pas, malgré tout, réussite d’un échec, à la forme mystérieusement diffuse ?   (1) Le commencement d’une époque , Internationale Situationniste, n°12, septembre 1969 (2) Idem (3) La juste position , Etienne Fajon, éditorial de L’Humanité, jeudi 6 juin 1968

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