Un candide ? Pas seulement !
Sur la plupart des hommes publics de ma génération et qui sont donc en mesure de faire eux-mêmes, ou de laisser faire par d’autres, un bilan quasi définitif de leur vie, il est bien rare que je n’aie exprimé, au moins passagèrement, des critiques ou des motifs de déception. Parfois, c’est lorsqu’ils étaient jeunes qu’ils m’insupportaient puis j’ai appris à les apprécier dans leur maturité (et la mienne). Souvent, c’est le contraire : j’avais fondé sur eux de grands espoirs, ils étaient mes porte-parole, mes modèles mais ils m’ont déçu ensuite. Comment ne l’aurais-je pas été par tant de brillants idéalistes de ma jeunesse de qui j’attendais qu’ils refassent le monde, par leur action politique, par leurs écrits, leurs œuvres d’art et qui aujourd’hui pontifient dans les académies quand ce n’est pas dans des conseils d’administration ? À l’égard de Régis Debray, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu de sérieuses réticences. Et ce n’est pas devant l’homme d’aujourd’hui, mon aîné de sept ans, qu’il m’en vient devant le beau double portrait qu’Arte diffusait récemment sous le titre « Itinéraire d’un candide ». Le jeune révolutionnaire subjugué par le charisme de Fidel Castro et se lançant, derrière le Che, dans la malheureuse tentative de soulèvement de la Bolivie (et, partant, de toute l’Amérique du Sud) avait un sacré panache pour un jeune bourgeois du 16è passé par Janson-de-Sailly et Normal’sup. Il a eu aussi beaucoup de chance et un bon réseau d’amis. Il le raconte avec beaucoup d’humour : un des nombreux précieux passages est celui où le jeune philosophe pérore devant le président Allende. « Limite tête à claque » se juge-t-il lui-même aujourd’hui avec amusement. L’homme est trop fin pour ne pas être modeste (il oublie de dire qu’il est entré premier à Normal’sup et qu’il a passé dans la foulée l’agrégation de philosophie) mais il sait aussi faire preuve de ce qu’il faut de lyrisme pour rendre hommage à quelques compagnons et compagnes de lutte qui n’ont pas eu autant de chance et de soutiens que lui. Son grand mérite est d’avoir été fidèle à ses amis tout en restant fidèle à lui-même. Difficile, sous cette double exigence, de faire une grande carrière publique, a fortiori politique. Mais Régis Debray a su tirer parti de son expérience, l’action révolutionnaire, quatre ans de prison, tout autant que de l’enseignement de ses « maîtres » Edgar Morin, Jean Rouch, Louis Althusser, Julien Gracq, que de ses rencontres, le clan Signoret-Montant, Costa Gavras, François Maspero, Chris Marker… pour nourrir une de ces consciences vigilantes de la France qui l’ont vu conseiller François Mitterrand avant et pendant son premier septennat, puis se retirer sur la pointe des pieds quand il s’est jugé inutile alors que d’autres acceptaient des portefeuilles de ministre ou des présidences honorifiques ou lucratives. Régis Debray devenu selon son terme « enquêteur » se consacre depuis lors à essayer de comprendre le monde. Il traduit ses réflexions dans une importante production littéraire et journalistique dont on ne partage pas forcément toutes les options mais qui lui donne une audience planétaire dont il n’a cure de se vanter ici. L’originalité de ce film est de ne pas se contenter d’évoquer ce passé brillant avec la pertinence que le recul et l’intelligence de son co-auteur lui donnent mais d’essayer d’en tirer, avec l’aide des amis qu’il interroge (Pierre Nora, Daniel Cordier, Hubert Védrine…), un enseignement objectif sur l’état de la France et du monde. À ce titre, le témoignage de Pierre Brochand, l’ancien directeur de la DGSE, est particulièrement éclairant sur le déclin de l’Etat, passé de guide suprême de la nation et d’idéal intangible de ses grands serviteurs à un statut de soumission à des phénomènes qui ne touchent hélas pas que la France. Sont visés la subordination de la puissance publique à l’omniprésente communication, à des intérêts financiers et, d’une manière générale, le recul des valeurs morales au profit de l’économie. Les symboles restent en place : le drapeau, le défilé du 14 juillet, le président en son palais, l’armée guerroyant dans nos anciennes colonies, l’école publique, les préfets et les ambassadeurs… le tout constituant un décor rassurant. Mais derrière cette façade, le délitement est perceptible à tous les niveaux. Debray s’interroge alors sur la morosité, le « déclinisme » ambiant. Tout est-il perdu ? Sa conversation avec Pierre Nora, confirmée par une belle interview de Kamel Daoud, ouvre une large perspective d’espoir dans l’importance de la langue et en particulier de la littérature française, ce qui n’est évidemment pas pour me déplaire. La France, dont Hubert Védrine fait observer qu’elle se classe toujours dans les dix premières nations parmi les deux cents répertoriées, n’est pas que ce petit hexagone où s’agite, souvent fébrilement, à peine 1% de la population du monde, c’est aussi le rayonnement d’une tradition de pensée, d’un état d’esprit, d’une forme d’expression (y compris mathématique), d’une langue (vocabulaire et syntaxe) en perpétuelle évolution ; c’est en somme une conscience dont Régis Debray est depuis plus de cinquante ans un des plus éminents dépositaires et dont il est constant que la jeunesse a toujours su, le moment venu, réaffirmer les principes essentiels. Encore faut-il que quelques vieux sages, que les honneurs et la langue de bois n’ont pas corrompus, le lui rappellent en temps utile.