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Un sourire de mon ami le Lion (1)

Reflets du Temps commence ici la publication d’un texte de Luce CAGGINI   Ce roman est né à New York, à la faveur d’une  rencontre inestimable entre l’auteur et le jeune Cheanee. Histoire de Cheanee Cheanee découvre sa séropositivité. La commotion est grande et narcissique. En une nuit, il s’effondre. Prenant le sens inverse des aiguilles de son temps, il détruit sa mémoire et son corps et agonise dans une vision de fin du monde. Au cours de cette nuit, il verra sa mère, sa femme et son fils comme des êtres de chair venant à son secours. Ce remaniement fait l’inventaire de sa vie d’homosexuel, mélange de rêve et de mue de son état de malade incurable vers un état idéal de l’homme Christ. Rêve assemblé des images de Mariela, l’épouse qui aurait pu être, de sa mère manquée, égarée dans un ailleurs inconsistant, de l’évocation d’un père dans un voyage mythique à Rio. L’enfance qu’il revoit dans l’ éblouissement de sa terre de naissance est la seule réalité qui l’habite dans cet état de vacillement entre douleur physique et destruction mentale. Dans cette bulle irisée par la douceur des souvenirs et un diabolique supplice de son corps, il croit même mourir dans un hôpital.   Chapitre I   «Art was art because it was not nature» (Goethe) Les années m’ont appris à célébrer la vie. Je connais la précieuse vie avec ses paradoxes, jusqu’aux fonds de ses draps. Fin de parcours où les feuilles ne bruissent plus. Pour les animaux comme pour les hommes, un jour céleste vient de se lever. Mais, le roi meurt dans la lumière naissante. Sous ses paupières un rayon de soleil, encore. Depuis mille ans, au tamis de leurs angoisses les hommes appellent leur mère. Les bêtes aussi. Parti pour le merveilleux voyage du temps qui se pagine comme un mal violé, pioché dans la glaise vivante des souvenirs, j’ai glissé le CD. De «Out of Africa », une brèche où je m’infiltre avec délices pour revenir au monde de mon enfance. Je ne laisserai pas se dissiper les images du fin fond de mes belles années. Pareil à ces livres pris en route, que l’on ouvre et referme avec le même élan de béatitude, mollement, de tout mon être, j’essaie de pénétrer dans la douceur de l’ange qui a inspiré cette musique, de me laisser posséder tout entier, offert pour frôler ces instantanés d’une innocence naguère ensoleillée par les rires des noirs de la maison de mes parents. Par étonnement ou par amertume, un partage de ma caractéristique entre joies et velléités de joies, je marine dans ma lagune, vissé, vanné, voûté devant mon écran d’ordinateur. Réplique du marchand d’épices du siècle dernier, imprégné d une journée alourdie de parfums, juste avant de fermer boutique. Vaincu par la maladie, arraché à ma terre de naissance, il me faut donner un sens à cette heure de mon existence : extirper de mon corps d’homme les mugissements d’une chair prête à pourrir, me détourner de toutes ces visions fangeuses, envahi d’ordures inertes, parce que je crève du malaise de charrier une montagne de déjections. Ne garder que ce qu’il y eut de plus inestimable en moi, qui sera un jour ou une nuit le mystérieux véhicule qui m’acheminera. La nuit venue, j’emballe mon corps dans une autre vie où les effluves des lions me protègent des attaques des hyènes. Comme la cithare aux cordes lacérées, qui veut encore vibrer sous les doigts du jeune poète, moi, qui n’ai certes pas fait de ma vie une oeuvre d’art, parce que c’était juste la nature qui s’accomplissait, ou bien mes sens qui disaient « va plus loin » « va te fondre dans le monde auquel tu appartiens », je n‘ai plus peur d’être jugé : la punition est une invention humaine. Le mal me procurait un tel bien-être. J’en découvrais toutes les voluptés. Two-times tempo : Partir en se laissant se laisser regarder comme un ruminant frivole et joyeux, corrompu, réaliste dans sa paresse de se savoir porté dans sa folle poursuite du bonheur, Venaison perdue dans les bas-fonds de la City, lost and found intermittent de la rage de vivre jusqu’à la fin des temps. Phénix à deux têtes. Phénix, un temps de vol sur flèche. La maison de Mawingo où j’ai passé mon enfance est ouverte sur la savane. Les grandes ouvertures et les matériaux rudimentaires de cette maison ont été faits pour l’éphémère, comme ces beaux hommes noirs que je regarde traverser la salle où nous prenons nos repas, mon frère Cornelius-Victor, moi et mes parents. Aller à l ‘école fait partie de la première joie de notre journée. Cornelius-Victor et moi parcourons les deux ou trois kilomètres sur le porte-bagages de la bicyclette de Kaîfas, le boy de la maison, moi devant, mon frère derrière, nous deux poussant nos petits cris de guerre, lui enchanté de nous faire plaisir. J’ai dix ans et je sais deux choses. La première : les silences sont intransportables. La deuxième est ce que la maison en bois me dit : demain tu seras privé de ton royaume en herbes. Je suis assis sur les marches de la terrasse, je regarde au loin deux girafes isolées du troupeau, sur la ligne d’horizon. Deux girafes ont suffi à me remplir d’émoi. Je savais que le reste était là. Quand elles déserteront ce paysage serein où les herbes ondulent comme de gracieux animaux, je resterai momifié dans mon chagrin, dans l’inénarrable souvenir de celles qui furent si souvent mon unique centre de vie. Mes déserts resplendissent des échos de mon enfance africaine. Un voile de paix sommeille dans mon unique vision de ces années de bonheur. Un jour, dans la poussière du chemin qui conduit à la maison j’ai vu arriver un groupe d’hommes dont je ne voyais que les jambes, longues, fines qui avançaient lentement en état d’apesanteur. En levant les yeux, je vis briller des pétales autour de leur cou ; Des choses flottaient autour de leur corps, des morceaux d’étoffe pour certains, des peaux de chèvre pour d’autres et tout autour de leur tête, des plumes d’autruche noires se balançaient doucement. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres de moi et aussitôt ils furent entourés par tous dans le village. Assis à terre, au premier rang, je restai ébloui, éberlué par ce qui s’en suivit. J’inaugurai une vision de l’Afrique, de la danse, de ses chants, je participai autant que mes mains, mes bras le pouvaient. Moi, le chétif, le différent, le plus menu du lot des monarques de ce déploiement en effervescence, en extase à leurs pieds, je devenais le centre de vie de ces Massaïs dansant, bondissant autour de moi comme des flammes d’ébène, comme des ombres animées revenant sans cesse me caresser pour me laisser enfin dans un abandon de moiteur et de douceur retrouvée. Curieusement, je n’entends plus leurs chants. Captif aujourd’hui encore de ces lieux du secret qu’ils transmettaient à travers les arabesques de leurs corps élancés, galvanisés par le roulement des tambours. Si je ferme encore un peu les yeux, je peux encore percevoir le frôlement de leurs danses, la poussière dorée qui nous enveloppait, la sève fertile monter jusqu’au sommet de ces Massaïs en transe. Mais, avais-je vraiment les yeux grand-ouverts ? J’ai appris plus tard qu’ils appartenaient à la tribu des Samburus. Ces Samburus-là avaient embrasé mon air. Il n y avait pas de promenade de hasard chez nous. Nous n’avions pas le droit de nous aventurer seuls. Quelquefois, nos parents ont accepté que nous les accompagnions avec un guide, lui-même escorté d’un pisteur armé. Nous sommes nés là et n’avons pas connu autre chose que ces escapades en dehors de quelques très rares sorties à Nairobi. Cependant notre curiosité se trouvait renforcée à chaque nouvelle expédition. Nous étions conscients d’un accident toujours possible, cela avait créé une retenue de notre part. Un jour, nos parents nous avaient emmenés faire un tour sur les pistes. Dans le camion du gardien de la réserve, Cornelius-Victor et moi étions perchés sur le plateau arrière, cramponnés aux ridelles, parés à repérer tout ce qui aurait représenté un danger que nous souhaitions de toutes nos forces voir surgir derrière chaque buisson. Ce jour qui aurait dû être un jour comme les autres, me plaça sur une orbite folle, dont je fus partie et tout. Un lion, est passé au loin, dans mon paysage secret. Le garde s’apprêtait à amorcer un virage quand se produisit l’événement qui me bouleversa. Des centaines d’électrons volts me parvinrent comme un message de connivence : le lion était là, il me toisait. Cette vision magique de la puissance prise sur le vif fut pénétrante au point que tout explosa dans ma tête. L’air chaud troublait ma vue à travers la savane. L’animal avançait lentement, je le sentais comme je me sentais moi-même, prêt pour une royauté dont je ne pouvais définir les attributs. Cornelius-Victor et moi étions inégaux dans le plaisir qu’offrait cette vision. Mon corps me soufflait déjà une vie à venir, mon coeur se dilatait sous mes yeux. Ce lion est resté incrusté dans ma vie comme le modèle d’une épopée où je jouais le rôle du fauve en liberté, confiant dans ma domination face aux anesthésiés qui m’entouraient. Le seul fait d’y repenser me rend un peu de ce bonheur évanoui. Les jeunes gnous ont des pleurs d’enfant comme les hommes quand ils souffrent. Notre mère nous avait dit qu’un jeune gnou n’avait aucune chance de survivre sans sa mère, aussi, un soir que j’entendais leurs clameurs et que je suivais leurs silhouettes à contre jour, j ‘ai tout de suite pensé à un troupeau de jeunes orphelins désespérés en voie de disparition. Le vieux guide que mon père avait constamment à ses cotés ,avait pris une place de choix dans ma vie. Il avait apprivoisé un rhinocéros. Celui-ci déboulait cornes en tête quand le vieux faisait claquer ses doigts. L’air du temps révolu rend mes souvenirs vibrants et clairs. Cette petite musique habite la resserre précieuse dans mon sanctuaire du bonheur. La silhouette fragile et élancée de ma mère fait partie de cette construction heureuse. Sa blondeur de suédoise a fait la une le jour de son arrivée. Cornelius et moi étions fiers de cette maman unique dans l’espèce féminine qui était parvenue jusqu‘à nous. Nous parlions français à la maison, mais l’anglais était notre langue avec les boys et mes camarades de classe à Nairobi. Maman, elle, peut nous parler en trois ou quatre langues. Nous pensons que c’est le propre des gens de Stockholm. Nous faisons la différence entre l ‘accent français de notre père et le sien. Adultes nous sourirons encore en entendant « un fourchette » ou « une couteau ». Outre les animaux qui sont nos familiers, nous sommes le plus souvent ébahis de voir débarquer fréquemment des inconnus qui s’installent pendant trois jours, tutoient nos parents et repartent. La dernière fois que des gens sont venus, nous avons entendu : il paraît qu’en France « ce n’est pas brillant ». Cornelius-Victor qui est beaucoup plus jeune que moi me demande ce que veut dire brillant, je lui explique qu’ici le ciel est brillant toutes les nuits, et que la France n‘a pas le même ciel que le nôtre. Un autre jour, nous avons vu passer un grand jeune homme, un certain A…. de quelque chose, qui parlait anglais comme nous et qui venait de Chine. Il a dit qu’il rendrait visite à un grand-père que nous avons à Paris pour lui donner de nos nouvelles. Il nous a souri et nous ne l’avons jamais plus revu. Une autre fois, nous avons vu apparaître un très vieux monsieur, un géant avec un drôle de chapeau, papa l’a appelé « Monseigneur » et maman a esquissé une petite révérence, comme moi, quand chaque matin, uniforme et cravate bien ajustés, je salue les religieuses de notre école. Mon admiration est sans restriction quand je vois mes élégants parents partir dans la Buick noire pour une destination que je soupçonne joyeuse. Notre mère porte un turban qui retient ses cheveux blonds, notre père, comme chaque jour, a ses cheveux bien plaqués et un complet sombre; Moi, je porte l’uniforme des anglais de mon âge, blazer rouge foncé avec les armoiries du collège Saint-Georges, cravate à rayures rouges et blanches, chaussettes blanches jusqu’aux genoux. Je suis très blond, comme ma mère. Il y a un doux état de gaieté dans cet air africain, c’est ce que je ressens, bien que j’entende mon père raconter que les gens sont d’un naturel triste et puritain. Je ne sais pas ce que veut dire « puritain ». Nous avons trouvé un arrangement avec l’un des jeunes boys dans la maison : en échange d’un « pass », il nous aide à remonter la poulie du puits désaffecté où mon frère et moi adorons descendre à tour de rôle. Mon père a-t-il jamais su ou vu ses deux jeunes fils se faufiler après cinq heures, à la fermeture des bureaux du consulat emprunter le cachet de la république française pour aider un jeune amoureux à rejoindre sa belle en ville ? Même Rundstedt, le doberman que papa avait sauvé d’un coup de pistolet d’un fermier ombrageux, était complice de notre secret. Peut-être, Hessie, notre pieuse gouvernante anglicane a-t-elle eu un soupçon, mais sa douceur maternelle ne nous a jamais trahis. Souvent Cornelius et moi restions postés derrière la grande baie vitrée de la maison, à guetter la marche paisible des buffles, des antilopes et des zèbres qui se succédaient pour aller boire dans les pounds, à la lisière des forêts – galeries. De l’autre côté du fleuve, nous savions la Réserve des Massaïs, créatures aériennes, se déplaçant comme personne de connu, sur leurs jambes démesurées. Je brûlais, sans en faire part, de me sauver et me planter droit devant ces élégants géants mûris au soleil de l’Afrique. Nous restions là, jusqu’aux dernières lueurs du jour, accroupis, attentifs sans que notre curiosité ne soit jamais somnolente, jusqu’à la récompense absolue : voir arriver les éléphants à la queue leu-leu ,comme d’énormes outres noires pleines de grosses choses qui bougent avec des ailes qui s’agitent et une queue qui se balance sans cesse. Peut-être pour se rendre intéressants ou bien parce qu’ils étaient eux-mêmes terrifiés, les jeunes noirs nous avaient raconté des histoires horribles sur les éléphants, si bien que voir ces pachydermes défiler même de très loin nous procurait un délicieux sentiment de danger et de sécurité derrière notre rempart vitré. Personne ne s’est jamais aventuré sur ce territoire que nos parents protégeaient par amour des animaux. Notre mère savait, elle appliquait cette loi naturelle dès sa jeune enfance. Cette terre tellement aimée s’envole derrière mes années, traçant des frontières aveugles et tenaces qui ne bougeront plus, car la vie, c’est tout ce qui bouge, seulement ce qui bouge. Cette donnée de première importance m’est apparue dès l’enfance. Ce fut le début de dispositions scientifiques qui n’ont pas eu la suite brillante à laquelle une famille attentive aurait pu s’attendre. Je me structurais sur un périlleux modèle double-face. Une enseigne avec gravure en coin : intégrité morale sans bascule possible, de l’autre côté, un arsenal de notes inutiles, volatiles avec pour Estampille «faire comme si». Mes humanités se développèrent dans certains domaines où j’exerçais le même sens de l’observation mais sur les êtres m’environnant. Il m’arrive une fois par décennie, d’avoir une perception intégrale de l’essorage du temps, de toutes les variantes dominantes de mes vertes années. Quand j ‘ai pu arracher aux murailles factices de ma vie d’homosexuel débridé, perfusé de tout côté d’éléments porteurs d’une vie animale fougueuse, en faire jaillir une esquisse parallèle, c’est comme si j’avais épuré le génie de l’âme humaine dans une brisure de conscience qui m’aurait replacé sur le rivage, tel un grain de sable que le vent aurait soulevé, prêt à rejoindre son territoire, à marée humaine. Je me sens tout près de confondre physique et métaphysique, larvé dans ce bruit de fond où illusion et vérité sont consistantes. Je vois l’heure. Qu’est -ce que ça veut bien dire ? Je suis un arbre dont les feuilles seraient en automne et les branches en hiver. Je centre mon art de vivre entre une bouffée de réalité et une bouffée de fiction. J’ai besoin d’autres informations, dans un registre où tout soit clair, où les mystères auraient disparu. Après avoir entendu un jour Léonard Bernstein me dire : « Venir au ciel est un bonheur », je veux savoir.

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