Un sourire de mon ami le Lion (4)
Nous étions convenus ma mère et moi de renouer avec Zabar sur Broadway entre la 80 et la 81ème rue pour un traditionnel brunch. Après avoir traversé Central Park, nous avons changé d’avis, plutôt, maman opta pour un restaurant indien de sa connaissance. J’osai à peine lui dire que les restaurants indiens comme le reste de New York, comme moi, tout avait changé. Ma mère vivait en Italie depuis que mon père était mort. Elle avait continué à rêver très naturellement comme d’autres ont des dispositions pour faire la cuisine, se lamenter sur la condition humaine ou résoudre des équations. Quel que soit le pays où elle résidait, il ne lui offrait jamais qu’un chant mélodieux, où les gens lui sourient parce qu’elle est blonde et gentille, parlant anglais ou français aux italiens, allemand quelques fois, jamais suédois. Pourquoi ma mère était-elle allée se réfugier en Italie ? Peut-être avait-elle pensé que ce peuple artiste, chantant, serait un agent du bonheur, une armée de protection contre tout ce qui viendrait ternir sa vie. D’autre part, on a rarement vu les gens du Nord prendre leur retraite sur les traces de Paul-Émile Victor ou de Jack London, là où il fait nuit à quatre heures de l’après-midi en hiver. Elle continuait, sans interrogations, une vie en survol, évitant naturellement de s’étendre sur les sujets contrariants. Avais-je été considéré comme un sujet contrariant, je ne sais pas, mais j’étais devenu transparent dans son paysage, ce qui correspondait un peu à son intérêt pour ma personne. Quelques coups de téléphone quand elle y pensait avaient été nos derniers liens. Avec son rien d’obstination, nous nous sommes trouvés accueillis et salués comme des princes dans son restaurant indien. Elle préférait que nous parlions autour d’un pain afghan et d’un café turc. C’était son sens à elle de participer à l’histoire. Elle n’y voyait rien d’anecdotique, même si à l’autre bout du globe quelques milliers d’afghans et de turcs y laissaient leur peau. Quant à moi, au point où j’en suis, chaque jour est un jour historique. New York serait toujours New York aussi longtemps que ma mère viendrait lui rendre visite. Elle affectait ce côté factice et charmant de la vie qui ne l’avait jamais quittée, adorait se pointer chez Zabar, à minuit, de préférence. Sous le regard d’un plus sévère que moi, elle passait simplement pour l’une de ces femmes qui jouent leur vie sans se retourner, sans se laisser alourdir par les soucis communs aux autres mortels. Son expression favorite avait été depuis notre enfance : – « Mets un mouchoir dessus ». Elle empila les mouchoirs jusqu’au bout. Cette technique lui rendit la vie facile, la maintenant à la surface des choses, à l’abri de la misère des autres. Avec un automatisme de cette nature, face à ceux qui avaient connu le malheur, elle n’avait aucune chance d’exister jamais, mais elle, qui n’avait pas saisi sa monstruosité, avait continué comme si de rien n’était. Pour l’instant, elle préférait retrouver le cérémonial du service de ces hindous enturbannés, silencieux, s’inclinant pour présenter la note. Moi, j’aurais tout fait pour retrouver un goût de cette vie protégée qui se dérobait sous chacun de mes pas. Une pause cappuccino avec un sandwich de saumon frais, coincé entre deux copains, pourrait être le couronnement d’une journée si cela pouvait m’arracher à mes angoisses. Tout doucement après les échanges traditionnels familiaux concernant mon frère, les enfants de mon frère, la femme de mon frère, j’essaie d’orienter la conversation sur mes doutes quant à mon devenir. Pour une raison qui m’échappe, depuis que mon père était parti, j’étais devenu l’absent pour ma famille, le transparent, le désincarné, un prénom, avec une once de modestie, un mythe. Mes errances libertines en étaient-elles l’origine ? Nous en sommes à la phase détail de ses récentes visites à Paris, je regarde la chevelure blanche de ma mère avec attendrissement. J’aurais tant aimé être le fils aimé, je n’étais que le fils témoin. – « Tu te souviens de nos amis les Draggacci »? Je viens de les revoir, leur fille n’est toujours pas mariée ; c’était cette adorable petite fille qui est photographiée avec toi à Mawingo avant leur départ pour Alexandrie. Depuis longtemps on ne me parle plus mariage. Je ferme les yeux, la petite machine se met en marche. J’ai un sentiment étranger, l’image gracieuse, tamisée de deux enfants se frottant le nez comme deux petits esquimaux. En quoi ai-je appartenu à ces annales ? Mon histoire s’est faite sur les trottoirs… Alors, pourquoi pas, aussi dans une portion congrue à Mawingo ? Pendant que maman continue de parler, la vision s’estompe, mes souvenirs heureux foutent le camp dans les chiottes. Je ne peux détacher mes idées de mon corps où sévit une fatigue lancinante qui s’enracine. Chaque jour qui m’a rapproché de notre rencontre, je me suis dévisagé avec angoisse, à guetter certaines taches. Un bruit court parmi mes amis, ça pouvait arriver comme ça ! Dieu merci la fatigue ne se voit pas encore. Rien n’a encore bougé, même sans lunettes je peux le contrôler. Je savais que ma mère, saurait dépister au premier regard la chose que n’importe quel individu sur cette planète aurait décidé de lui cacher. Elle avait cette faculté trompeuse, naturelle, de donner au candide qui l’écoutait l’apparence d’un elfe écervelé surfant sur la crête des mots. Et soudain, la petite question surgissait, au dépourvu et la réponse s’étalait, juste celle que l’on aurait voulu tenir au chaud, pour soi. A quatre-vingt cinq ans l’œil exercé, quasi professionnel de ma mère n’avait pas faibli, rompue qu’elle avait été, au contact de son époux, à exercer la jauge, d’un sourire innocent et d’un œil furtif. C’était tout ce qu’elle avait su retenir de sa vie passée aux côtés de mon père. Ça, plus un carnet d’adresses qui s’était réduit comme peau de chagrin quand les amis s’étaient dispersés. Apparemment, elle en était encore à son excitation d’être à Manhattan, recomposant sans se lasser des souvenirs éculés, ne me regardant que pour mieux se retrouver. – « As-tu jamais croisé des homosexuels » ? -« Mais oui, dans le monde diplomatique, il y en avait des tonnes » Je viens de lancer ma première banderille. Je l’ai faite en anglais, la langue de mon enfance, la langue des convenances. -«As-tu jamais pensé que ton fils pouvait en être?» Sur-le-champ, je réalise ma faute ; Le visage de ma vieille maman me fait de la peine, la stupéfaction s’inscrit sur son visage, elle cherche à toute vitesse – Qui ? Où ? Parmi ces anglais excentriques au Kenya, peut-être? Je vois bien qu’elle passe en revue ceux qui auraient pu se distinguer dans le genre. Mais celui qui se trouve être son fils, là devant elle est juste divertissant, et à New York comme ailleurs les potins amusants sont voués à l’exportation. Au point où j’en suis, je ne suis pas si sûr que la stupéfaction seule soit lisible. D’autre part, je ne suis pas un destructeur de temple, devant moi, ce n’est pas ma mère que je vois et elle ne me voit pas davantage. Je prends mon temps, je m’accorde un de ces silences permettant d’être juge et partie en même temps. Le marasme de toute ma vie est présent, en bonne santé face à moi, en la personne qui m’a donné la vie. Si je lâche un mot le premier, deux temples vont s’écrouler l’un derrière l’autre. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas vus, elle a l’air si détendue, heureuse de me raconter ses souvenirs mille fois mis au point, remaniés avec une telle maestria qu’il en émane une fraîcheur que je renonce à détruire. Autour de nous, l’Amérique que nous adorons. L’ambiance feutrée chic de Zabar’s, un climat que personne n’aurait à cœur de briser. Est-ce bien le moment de faire des annonces de ce type ? Tout ça peut attendre, sans que j’aille rompre le charme exquis d’un passé qu’une vieille dame s’entête à glisser dans ses valises, quel que soit le partenaire qui lui fait face. Je laisse flotter cette légèreté qui repousse à plus tard l’entrée de ma mère dans la tragédie du siècle. Je sais déjà comment elle fera un signe de bonne éducation, une légère révérence, à la suédoise, pour passer à un sujet plus réjouissant. Pour l’instant, pour elle, ce mot ne s’applique qu’aux autres alors qu’il a immigré dans mon sang, que je me sens le paria d’ un monde vertueux. Mon sens de l’esthétique s’étant passé de mots codés, j’avais appelé un chat un chat. Dans mes randonnées nocturnes, je ne m’en étais jamais privé ayant usé et plus encore de mon phallus comme pieu de chair. À ce point, je n’ai qu’un souhait : revenir à un état de genèse, comme au premier jour, oublier mon état de jus de viande en décomposition en déversoir à 4000 m mètres de fond. – « Alors, tu as la maladie ? » Merde, je viens de tout foutre en l ‘air ! Cinq petits mots, cinq petites gouttes d’acide coulent lentement et viennent se déposer sur le visage de ma mère. J’en ai été l’artisan. Quel crétin ! Maintenant il va falloir tout lâcher. J’aurais préféré pouvoir dégueuler dans les lavabos et en sortir nettoyé, vidangé. Quel besoin avais-je eu de poser cette question ? Tout dire, peut-être, mais sans les mots de la densité barbare de la vie, que même moi j’appréhendais d’entendre. Composer, travestir, un jeu d’enfant enterré depuis un très long temps. Il y a belle lurette que je ne suis pas rentré en Europe, des lunes que je n’avais vu ma mère flirter avec la vie, pendant que c’était la mort qui me guettait à chaque tournant de ma jeunesse. Elle n’avait, à ma connaissance jamais eu l’esprit conséquent, ou simplement soucieux que l’on pouvait attendre d’une mère. Mon père ayant eu de nombreux postes à l’étranger, j’avais été, dans mon adolescence, confié à des amis. Pour le reste, je n’en avais que reconnaissance, dans mon état. Les années avaient défilé avec les robes, et les réceptions de commande, un programme qu’elle avait ingéré, taillé sur mesure. Il y a encore cinq minutes, elle en avait la fraîcheur et la spontanéité. Elle n’avait jamais rien laissé altérer pour préserver un état de bien-être ; sa vie s’était bien passée, sensible qu’elle était aux cadeaux qui avaient plu sur elle. De mon côté, ma vie de pleine lune était plutôt racornie, consommée et canalisée dans les chambres obscures où le choix d’une voix inconnue était le guide excitant qui précédait le plaisir que j’étais venu chercher. Soutenu par une fréquentation assidue d’amis chanteurs et une passion des voix d’opéra, j’ai tout de suite su trouver mes repères. Dans le court instant d’aptitude à déceler celui qui par son organe vocal satisferait le mieux mon impérieuse exigence, je sentais monter en moi le pouvoir supérieur du magister de la volupté, je claquais des doigts et ça arrivait comme ça ! Sauf que cette simplicité là allait me recracher sur le tarmak, avec l’énergie d’une administration de la république partisane de la valeur ajoutée du maximum de souffrances. Un tragique réalisme mené par un don d’adaptation me donnait la faculté de nommer bonheur les petits personnages en jeans et en satin que je croisais la nuit dans les parcs de la ville. Sans me retourner, je sortais, laissant aux animaux les reliefs de mes épanchements. J’étais heureux comme un arbre. Puis, comme un con, j’ai mis un cran d’arrêt sur le côté primesautier d’une vie qui m’avait épargné. Nous avons fini par arriver au dessert après un tour du monde cent fois remis en scène, mais ajusté à un point d’affinement, registre supérieur. Pendant que le serveur fait passer les pâtisseries indiennes fines et parfumées que j’avais tant aimées, je ne peux me soustraire à cette pensée envahissante : c’est une merde de vie qui m’attend. Cette évocation de projections ténébreuses m’a épuisé. La fatigue ralentit mon cerveau. Il me faut prendre le parti de temporiser. – « Mais non, maman, je te taquine ». Parler de mon épouse, de mon fils, de mes amis ? Une chanson de gestes à forger en menus paquets de mensonges. – « Dis-moi tout » Je suis stoïque par compassion, la seule réponse qui ne sortira pas, est la seule qui me brûle et gueule dans mes tripes : – « Maman, je suis séro-positif, emmène-moi loin de tout ça » n’est pas sortie. Ma mère a pris ma main. Une main à laquelle j’accorde une densité que Dieu sait où je suis allé la pêcher. Je viens de mentir au plus grand amour de ma vie, mais il n’a rien vu passer. -«Je vais rejoindre mes amis brésiliens, ils ont encore la belle propriété que tu as connue quand tu es venu en vacances à Rio ». Une présence douce s’impose qui me chuchote dans la langue de l’enfance, le monde de l’Afrique, le centre de vie et de tragédies auquel je suis vissé, vicié, armé et démuni, dans le plus civilisé coin de la planète périssant et renaissant tour à tour dans la merveilleuse vision du sol natal : – « Je suis là, moi aussi ». C’est Hessie, plus réelle Hessie que moi, ma gardienne envolée. Je me laisse aller au plaisir de faire des projets de voyage, pourvu qu’ils puissent voir le jour vite. Sur le chemin du retour, à travers Central Park, entre les rollers, les écureuils, les tam-tams, les joggers, et les remous brutaux de mon cerveau, il y eut une place pour échafauder un plan de voyage pour le Brésil où mes parents ont séjourné. Je n’ai qu’à me laisser guider par les tambours des jeunes blacks qui avaient accompagné mes nuits sans sommeil jusqu’à cet écoulement où ma vie se vidange dans un siphon. Mon sang reprenait son cours progressivement, je le sentais affluer dans un regard vierge. Je venais de franchir une seconde barrière ; un nouvel état de conscience émergeait avec des mots magiques que ma mère avait trouvés. Sans savoir, elle disait, je suis ta mère. Le reste m’appartenait. Une volonté aveugle s’ouvrait sur une perspective de voyages vite menés à bien. Je me laisserai balader, je serai à nouveau le petit garçon blond, avec sa raie bien tracée sur le côté, je ferai le salut à la suédoise, je serai beau, jeune et désirable. De ce pays, j’en savais d’avance les senteurs, les oiseaux, l’exubérance. Planquer pour un temps la scène de mes morceaux de bravoure, était une tentative de rêve. Je m’y laissais emmuré pensant qu’un séjour dans ces parages où j’avais des souvenirs d’enfant sage, serait mon chant du cygne, peut-être la dernière vibration d’une mémoire qui irait s’y éteindre. Il y avait bien une urgence suppliante que je ne me dissimulais pas, où flottait un parfum d’espoir instinctif, où mes démarches intentionnelles ou accidentelles m’avaient fait valdinguer dans une Berezina gelée à jamais. Toutes mes pensées caracolaient et m’acheminaient en zigzags, en avant, en arrière. J’avais besoin de rejoindre cette terre chaude et sèche où je savais un peuple simple et savant courir vers moi, bras ouverts, pieds nus, déferlant des joies du passé. Personne ne me volerait jamais cette reproduction du bonheur. Je pourrais m’inventer de nouveaux paramètres, enchanteurs, resplendissants. D’autres appelleront cela la force des idées. Moi je savais la vacuité de la nef que j’abandonnais. Comme Léo Castelli, le raffiné, l’homme qui savait repérer les talents, le maître des célébrités à venir dans Soho, je tirai le rideau. Je sentis ma vie passer au travers d’un vitrail de différents bleus et ors qui me libéraient de toutes mes salissures accumulées et ce périlleux exercice me soulageait de toutes les souffrances à venir. Entre la disproportion de mes projets et la poignance des choses, je me laissai aller à rire, à éclater de rire sans retenue, comme le font parfois les jolies femmes un peu éméchées. Ma joie d’homo des rues de la capitale, juché sur un tabouret de bar, sans paravent et sans protection, me hissait au top du chapiteau du cirque.