Actualité 

Verdun, où est ta victoire ?

Le 21 février 1916, il y a tout juste un siècle, commençait l’affrontement le plus emblématique de la première guerre mondiale : la bataille de Verdun. Qu’avons-nous retenu de ses quelques 300.000 morts et de ses centaines de milliers de brouettes remplies d’amputés de la vie ? La guerre de ce début de 1916 s’est enlisée depuis plus d’une année. Dans les boues de l’Artois et les craies de Champagne, nulle armée n’a réussi en 1915 à colmater la longue balafre du front qui serpente vilainement les champs de blé et les forêts de la mer du Nord aux frontières de la Suisse. L’espoir de la Marne des premières semaines est déjà un lointain souvenir à l’image des promesses des plus anciens soldats de l’été 14 de fêter le début des vendanges depuis Berlin. Le compteur des morts français s’affole chaque jour de plus de 800 soldats qui ont tout juste le temps d’étrenner leur nouvelle tenue bleu horizon… Dans la campagne de Lacarre , plus personne ne chante les bonheurs à boire de ce pays basque, y a plus d’hommes mon bon Monsieur, y sont tous partis au front et ceux qui sont revn’us sont devenus branques, Jean Baptiste Lartigau, 37 ans et plus aucune illusion, ne sait pas encore qu’il ne reverra ni Noël et ni les siens. Sur l’autre rive de la Méditerranée, c’est un hiver doux mais pluvieux. Vincent Ambit, ouvrier agricole de Mers El Kebir et 36 ans de soleil dans ses artères stationne à Verdun avec son régiment de tirailleurs algériens. Il a bien écrit à ses parents comme tous les jours, ne t’inquiète pas maman, un jour calme de plus, les Boches n’ont aucun courage . Mais comment peut-on rassurer une mère qui sait parce que seule une maman sent ces choses-là que son fils est plongé dans la géhenne ? Comment peut-on rassurer une mère dont le cœur ne bat plus qu’un coup d’amour sur deux et qui sait combien les combats en Artois avaient été aléatoires parce que là-bas aussi, à cours de munitions, les soldats pour ne pas dire son fils, avaient terminé la sale besogne de la guerre à coups de pioches, de cailloux et probablement aussi de poings décharnés et guidés par l’énergie de la haine et de la survivance. 21 février 1916. Il est 7h15 dans le petit matin gelé des forêts des hauts de Meuse. Un peu plus bas, à une poignée de battements d’ailes de corbeaux, c’est une ville de garnison vieille comme la France qui se réveille en gardant jalousement le passé fondateur de son traité de 843 scellant au passage les premières affaires de familles entre ces peuples des deux côtés du Rhin. Les petits-fils de Charlemagne se disputent les bijoux de la couronne… Et l’avenir appartient à ceux qui luttent, qui futuri sunt moliti. En 843, qu’importe l’avenir, il est si lointain… Le 21 février 1916 à 7h15, 1200 canons allemands rassemblés derrière les crêtes à une petite vingtaine de kilomètres pilonnent pour faire mal tout ce qui bouge. 1200 canons de 77 mm, de 150, de 210, de 305 ou de 420. Cette autre version de l’apocalypse traduit la tactique du Kronprinz allemand qui croit plus que tout dans les valeurs du trommelfeuer , le feu roulant ! On dit qu’au même moment, à Mers El Kébir, Madame Ambit perdit l’équilibre sur ses épluchures de pommes de terre qui étaient pourtant posées sur la table, et qu’au pays basque un vol de palombes, les larmes aux yeux, s’enfuit d’un coup d’ailes tout droit vers l’Espagne… 2 millions d’obus s’écrasent en une longue journée sur une poche de France d’à peine 10 kilomètres de long, un obus de gros calibre toutes les deux secondes, les autres plus petits empêchant de compter le temps suspendu à l’effroi. On a entendu la canonnade jusque dans les Vosges à 150 kilomètres de là. Et le pire reste à venir. A 16h45, 60.000 fantassins allemands, abrutis par cette incroyable fureur et gorgés de mitrailleuses lancent l’assaut sur 6 kilomètres de large. Et ce n’est pas tout… Dans son génie absolu, l’armée allemande teste ce jour-là et à grande échelle le petit nouveau de ses inventions : le flammenwerfer , les lance-flammes qui brûlent tout, souvenirs et corbeaux compris. Imaginer qu’au sol l’attaque est terrifiante relève de la porte largement ouverte et brillamment enfoncée. Les soldats se trouvent dans un moment pour lequel il n’existe aucun mot pour le décrire. Dans le bois des Caures, sur les 1200 soldats du lieutenant colonel/député Driant, des poignées ont survécu. Hagards et pétrifiés dans cette fin de journée où il commence à neiger, ils sortent de nulle part baïonnette au canon les yeux rougis et complètement sourds. Face à eux 9 bataillons allemands ahuris par ces orages d’acier et la mort qu’ils doivent maintenant donner les débordent de toutes parts. Ils résistent pourtant avec tout ce qu’ils trouvent, racines d’arbres probablement admises dans ces effroyables corps à corps où c’est bien plus que la vie qui se joue… Au quartier général français, à l’hôtel du Grand Condé de Chantilly, après l’heure du thé on consomme la panique bien ordonnée. Ce haut commandement, tout en retenue et en ambitions, est resté muet face aux rumeurs qui pourtant, depuis des mois, prédisaient une attaque allemande d’ampleur en Meuse. Qu’importe ces vents de panique, le général Joffre reste sur sa tactique défensive à faire frémir n’importe quel mathématicien : la guerre c’est 22 morts à l’hectare. Pensant à l’offensive en préparation sur la Somme, il reste aussi sur son si fameux et dégoulinant « je les grignote », prévoyant que Verdun n’est qu’un feu de broussailles et que ce sera en Juillet et sur la Somme que la guerre sera gagnée. Sur le terrain labouré par les obus, le Général de Castelnau organise vaillamment et avec très peu de moyens la défense de ce qui reste des hauteurs de Verdun, 2 divisions d’infanterie et 250 canons répliquent à 1 contre 6. Les combats sont désespérés, les marbriers de France et de Navarre se frottent déjà les mains. Le 24 février, les nouvelles racontent que les canons restent bouillants du côté de Verdun. A Paris, sur un autre registre, c’est presque pareil. La tenancière d’un hôtel minable de la gare du nord impose de sa forte poitrine à ce que cet homme habillé comme un Saint-Cyrien n’importune pas ce général en galante compagnie à l’étage. Droit comme un i et persuasif comme un assureur, il ne se dégonfle pas devant cette adversité féminine : Madame, il s’agit du salut de la France ! Dans ce cas suivez-moi . Le général Pétain, Philippe, presque raté et disponible pour un destin ad nauseam , vient d’être prévenu par porteur spécial, capitaine de devoir et Bernard Serrigny de son état civil, qu’il devait rejoindre sur le champ la terre de Verdun qui en appelle à lui, « habillé de propre et seul ». Le lendemain, Pétain arrive à la gare de cette petite sous-préfecture qui tremble sous février et grelotte de neige. Et c’est une bien triste nouvelle qui l’accueille, le fort de Douaumont vient de tomber vidé de ses vivants et de son drapeau tricolore. Il entend même souffler depuis Berlin le formidable retentissement de cette nouvelle, Douaumont ist gefallen lit-on en effet des tours de la cathédrale de Cologne jusqu’aux frontières orientales de Silésie sur 5 colonnes à la Une ! Pétain sait à ce moment-là que Verdun est un incendie qui vient de s’allumer, qui n’est pas prêt de s’éteindre et que des dizaines de milliers d’hommes vont mourir. Pétain trouve dans la terre de Verdun son bâton de maréchal. Il réorganise immédiatement la rotation des troupes, 80% de l’infanterie française y passera, il ordonne à ce que l’attaque des fantassins soit précédée et accompagnée par l’artillerie qu’il convoque en nombre, en préparation et en munitions. De son regard bleu et marmoréen, il trace sur la carte d’état major l’organisation de la logistique, ce sera la voie sacrée et son rythme d’un camion passant toutes les 15 secondes pendant 10 mois entre Verdun et Bar-le-Duc afin d’alimenter le ventre de l’hyper bataille. Pétain se marie avec son destin, Pétain devient Verdun, Verdun devient Pétain. Et ce genre de destin a la vie dure… surtout quand on a la force d’incarner ce qui fait le sel de la guerre : la résistance qui ne cède pas ! On les aura écrit-il à ses hommes un mois plus tard, on les aura envoie-t-il aussi aux Français qui aiment ce général sourcilleux et soucieux de ses hommes. Les jours passent, les semaines aussi. Verdun tient en haleine l’opinion publique gavée de propagande et de censure. Verdun devient le roman national avec ses héros magnifiques qui sourient le sabre au clair dans le petit matin du printemps 1916 malgré des listes de tués longues comme des cordes de pendus. Le Mort Homme, la côte 304, le fort de Souville, la côte du poivre impriment ces lieux où les braves soldats de France résistent aux hordes de Huns . Ils deviennent des lieux communs au moins aussi connus que peuvent l’être dans chaque foyer l’arrière-cuisine ou la chambre du fond. Verdun devient la bataille de France. L’été 1916 est chaud et sec. Les soldats souffrent des rats qui pullulent, des poux, de la soif et des marmites allemandes qui vaporisent chaque jour des centaines de sourires. Le 6 juin, un ultime pigeon meurt dans son dernier battement d’ailes exténué et asphyxié dans les bras de l’aide de camp du quartier général annonçant dans son minuscule message griffonné à la va-vite que la situation dans le fort de Vaux est désespérée. Vaincus par la soif, le peu d’hommes survivants du commandant Raynal se sont rendus après une semaine atroce dans les coursives du vieux fort. Impressionnés par cette lutte irrationnelle, les Allemands leur ont permis de sortir de là les armes à la main… Deux mois plus tard, c’est à Fleury que l’ on assassine des hommes par milliers au gré des heures de la guerre la plus totale qui soit. Le village est pris et repris 17 fois en quelques jours, il ne reste que la mémoire pour se souvenir que de la vie y a un jour été célébrée… A Lacarre et à Mers El Kebir, sans nouvelles, les mères pleurent du matin au soir, et même la nuit a-t-on rapporté en ajoutant que c’est à Verdun qu’elles ont commencé de vieillir sans retenue . L’automne arrive dans son écrin toujours aussi rouge vif. Le 25 octobre, à leur tour éreintées les troupes allemandes laissent le fort de Douaumont aux Français. Victoire ! Pas encore, il faut revenir aux lignes du 21 février qui seront atteintes le 15 décembre… « Victoire » pérorent enfin sur toutes leurs pages les plumes trempées dans l’encre du nationalisme le plus fou de Maurice Barrès. Victoire ! Verdun, où est ta victoire ? Militairement les lignes du front du 21 février ont été rétablies. Au niveau territorial c’est donc un match nul. Humainement c’est un désastre. Les Français comptent 162.000 morts. Seulement 60.000 ont pu être identifiés et enterrés, 100.000 ont disparu, éparpillés aux quatre vents du champ de bataille. L’un d’entre eux dort même depuis le 11 novembre 1920 sous l’arc de triomphe. Les Allemands comptent un peu moins de morts, mais ça a quand même pleuré dur aussi du côté de Munich ou d’Eberswalde car les Français n’y sont pas allés non plus avec le dos de la cuillère… Nationalistiquement c’est une victoire française totale, et au diable la grammaire Ils n’ont pas passé devient le nouvel espoir populaire d’une paix victorieuse. A un contre six, les Français ont résisté et tant pis pour les grincheux que nous sommes un siècle plus tard, Verdun est une victoire car elle n’est pas une défaite. Mais bon, un siècle plus tard, cette guerre-là s’est définitivement assoupie. La première guerre mondiale devait être la Der des Der . Ses morts se comptent par millions mais quasiment tous sont des soldats. C’est presque à dire ici, avec le cynisme d’un croque-mort, que c’est parce que la mort était leur métier et que rien d’anormal ne résidait dans cette absurdité… 30 ans plus tard, quand on fera des comptes d’apothicaires pour dénombrer les 60 millions de morts de la seconde guerre mondiale, on aura un autre écœurement en constatant que pour plus de la moitié, il s’agissait de civils rasés sous Dresde et Tokyo, atomisés à Hiroshima, écartelés à Oradour, gazés à Birkenau, violées et tondues en Normandie. Encore quelques années plus tard, avec les guerres de Corée, d’Algérie et du Viêt-Nam, on comptera encore plus de proportions de civils parmi les victimes, on est presque tenté de dire qu’il valait mieux y être en uniforme de conscrits pour passer à travers les balles et les obus au phosphore… Aujourd’hui un acte de guerre ce sont 20 demeurés qui détournent des avions sur des milliers de civils et 10 autres qui ouvrent le feu sur des gens comme vous et moi un soir de fête dans une ville toute en joie de vivre. Oui, 14/18 est la der des der , car les guerres qui suivent n’ont plus le même visage et ont considérablement affiné leur capacité à tuer massivement, n’importe où et n’importe qui sans uniforme et désarmé. N’est-ce pas dans ce constat que réside la défaite ultime de Verdun ? Dans ce constat de ne pas avoir pu affirmer auprès des Hommes que si l’histoire recommence éternellement, elle le fait toujours avec le soin constant de ne pouvoir le faire que dans la violence la plus abjecte et de plus en plus aveugle et qu’il était l’heure sur les ruines de Verdun de changer le logiciel. Les centaines de milliers de morts de 1916 ne demandaient probablement rien d’autre à l’histoire future de leurs mères, de leurs épouses et de leurs enfants. Les mères et les enfants justement… A Lacarre dans le pays basque, la nouvelle de la mort de Jean-Baptiste, mon arrière-grand-oncle, est arrivée tardivement un soir d’octobre 1916. Après avoir réchappé de l’enfer de Verdun, c’est sur la Somme qu’il joua au dormeur du Val… Sa mère ne s’en releva jamais et partit le rejoindre 3 printemps froids et pluvieux plus tard. A Mers El Kébir aussi on pleura Vincent plus que de raison d’autant que jamais son corps ne fut rapatrié sur sa terre natale d’Algérie et que c’est au cimetière de Champenoux en Meurthe-et-Moselle qu’il repose parmi ses compagnons d’infortune. Je me suis promis un jour d’aller y déposer un bouquet de Jasmin… J’ai connu l’infini privilège de visiter le champ de  bataille de Verdun avec un ancien combattant, René Vincent. Il m’avait amené partout où ses 97 ans pouvaient le porter. Je ne me souviens pas de ce qu’il me montrait, je ne me rappelle que de sa voix de vieux sage racontant sa jeunesse volée, comme de ses yeux clairs n’en finissant pas de ressasser la bobine de l’histoire de Verdun la sanglante. Dans les entrailles apaisées du fort de Vaux, je peux l’avouer maintenant, il me prit par la main et me dit : « vous ne sentez pas que votre sang est déjà passé par là ? ». Il me dit là ce que je ressentais depuis le matin, sans trop savoir exactement pourquoi. Oui, bien sûr que ce que je suis était déjà passé par là… Bien sûr que cela n’avait jamais été aussi évident que ce jour-là et qu’à cet endroit. Bien sûr… Alors si victoire il y a de Verdun, c’est bien là qu’il faut la chercher. Dans notre capacité à tous de devoir ce que nous sommes à ces 8 millions d’hommes qui ont accepté, qui ont consenti ou qui ont été contraints de partir se faire tirer dessus pour protéger la qualité des choses que l’on aime. Il faut chercher les lauriers de Verdun, un siècle plus tard, dans notre devoir de mémoire à condition, cette fois-ci, d’y donner un vrai sens commun. Notre devoir de mémoire réside ce coup-ci dans notre capacité à réaffirmer toujours et en ce moment contre vents et marées, que c’est l’Homme dans tous les cas qui détient les clés de son avenir ou de sa destruction. Ce faisant, il convient de faire écho depuis Verdun, Lacarre ou Mers El Kebir à ces cris sans fin poussés par ces centaines de milliers de morts disant que ce n’est que par la promotion de la justice sociale, de l’éducation, de l’égalité, de la probité et des certitudes renouvelées dans le vivre ensemble que l’histoire ne connaîtra pas la même fin tragique que nos aïeux dans ces forêts froides et noires de l’Est. Et enfin de réaffirmer haut et clair, comme ces regards pointés sur le petit matin du 21 février 1916, que tout le reste n’est que littérature et cris d’orfraies.

Vous pourriez aimer lire: