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60 minutes dans la peau d’un caviste

A-t-on jamais fini d’apprendre l’humilité ? La semaine dernière, lors des grands froids, je travaille chez un client-ami caviste au moment où ce dernier doit s’absenter d’urgence pour aller couper l’alimentation en eau de sa maison dont les canalisations ont rompu. Il ferme le magasin, me laisse à l’intérieur, et appose sur la vitrine un mot d’excuse pour son absence liée à un dégât des eaux. Grand dépit des clients qui trouvent porte close et grands gestes de la part des plus enhardis, qui, m’apercevant, veulent des explications. Les ayant eu, ils se plaignent de l’embarras de devoir chercher ailleurs la bouteille avec laquelle ils avaient prévu de se rendre chez des amis. Toujours porté à soulager les peines, j’offre à ceux qui savent ce qu’ils veulent et disposent de la monnaie d’emporter ce dont ils ont besoin. Je vends ainsi quelques bouteilles pour la première et, si j’en crois mon expérience des petites étrangetés de la vie, sans doute la dernière fois. Puis survient une dernière visite. Trois visages atterrés sont collés à la vitre et refusent de croire au malheur. Avant d’être vu, quand ils relisent encore le motif de leur déconvenue, le dégât des eaux, j’ai le temps de me rendre compte qu’ils ont aussi subi des dégâts mais pas des eaux. Je remporte un triomphe en leur délivrant le précieux breuvage qui n’est disponible qu’ici. Je n’avais jamais été remercié si chaleureusement et me suis dit qu’il était gratifiant de faire parti du SABU. Pourtant je fais un métier qui me permet d’entendre, sans mentir, assez régulièrement : voilà notre sauveur ! C’est un privilège réservé aux électriciens et peut-être aux plombiers. Le médecin ne peut y prétendre car, le plus souvent, après le départ de l’électricien, la lumière est rétablie, alors qu’après le sien la santé ne l’est pas. J’avais donc jusqu’à présent une idée assez haute de mon utilité professionnelle. A cette occasion, j’ai dû me rendre compte que les services que je pouvais rendre étaient de la petite bière relativement à celui de fournir la bonne bouteille au bon moment. L’aventure est-elle à ce point extraordinaire qu’elle mérite narration dans ces aimables pages ? Non bien sûr si elle n’était porteuse d’un effet qui permet d’assister, presque en direct, à la genèse d’une série littéraire dont je me propose de régaler les lecteurs de RDT. En effet, ce léger courant d’air établi entre le hasard et l’aléa a ravivé le petit bonhomme de braise, le troll créateur qui vit dans les 100 milliards de neurones d’un cerveau humain, maquis d’une énorme étendue dans lequel il se perd ou fait des siestes de plusieurs années. Il arrive qu’il naisse en dormant et ne se réveille jamais. Jamais non, il se réveille un jour, il ne se laisse pas emprisonner dans un cerveau qui se fige, il s’envole et son passage est source de la dernière illusion. Une belle source d’inspiration, m’a-t-il glissé à l’oreille, pour inventer toutes sortes de situations mettant aux prises toutes sortes de personnages en une déclinaison de titres alléchants : 60 minutes dans la peau d’un camionneur, 60 minutes dans la peau d’un gendarme, d’un pompier, d’un chirurgien, d’un berger, d’un journaliste, d’un paritaire, d’une coiffeuse, d’une hôtesse de caisse, d’une ménagère, d’une secrétaire, d’une chômeuse, œuvres de tailles modestes et ludiques, ne répugnant pas à faire passer sous la fantaisie une dose non négligeable de pédagogie. Je sais d’avance qu’un de mes titres préférés sera les 60 minutes dans la peau d’un professeur de philosophie, et sans vouloir offenser un de nos amis (qui par ailleurs n’est pas sans relation avec les cavistes), je ne laisserai à aucun personnage le soin de vivre un tel moment, je me mettrai moi-même en scène. A ce sujet, bien que la marche du monde n’invite guère à sortir de la plaisanterie, sortons-en tout de même une minute pour noter qu’il est possible d’apprendre beaucoup en 60 minutes, précisément quand le hasard vous place dans un bain inhabituel, dont certains caractères ont échappé depuis longtemps à ceux qui y séjournent alors qu’ils sautent aux yeux d’un intrus. Nous volons de découverte en découverte, et me vient à l’instant l’idée qu’au régal que je promettais aux lecteurs de RDT, je peux substituer un régal plus grand en leur laissant le soin d’imaginer le titre et le contenu de quelques uns de ces modestes ouvrages. Avoir déclaré son intention suffit. C’est un principe qui mériterait d’être exploité par bien des auteurs. Quand l’idée leur vient d’un roman, ils devraient en rédiger d’abord la quatrième de couverture, la laisser mijoter une semaine ou deux, le temps de s’apercevoir que, dans la majorité des cas, ils en ont assez dit, peuvent se dispenser de l’écrire et gagner ainsi un temps précieux pour jouer au bridge. Eric Thuillier

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