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Comprendre le djihadisme : les deux approches

Deux approches, deux regards, en effet, deux directeurs de recherche au CNRS. Mais une constante : disculper l’Islam en tant que religion. A la différence d’autres – Alain Finkielkraut en particulier – ni François Burgat, ni Olivier Roy ne voient, dans la vague terroriste, le symptôme d’un choc des cultures ou des civilisations. Burgat s’inscrit dans la lignée de Gilles Kepel et du « ressac rétro-colonial » : la violence actuelle est un legs de la colonisation « à défaut d’en représenter l’aboutissement, l’islamisme, troisième étage de la fusée de la décolonisation, manifeste l’accélération du processus de repositionnement du Sud dominé à l’égard du Nord ». Au fait, quels étaient les deux étages précédents ? Le premier rime avec occidentalisation, synonyme de modernisation, faire comme l’ex-métropole. Ce fut l’attitude d’un Bourguiba ou d’un Ben Ali. Le deuxième étage étant celui de la marxisation : occident toujours, mais un occident dissident, le rêve nassérien du nationalisme pan-arabe laïc, rêve qui se fracassa sur la cuisante défaite de la guerre des six jours ; « l’islamisme de l’imam de Qom, nous dit Burgat, détrônait l’arabisme des émules de Nasser ». Si l’on ajoute à cela la mémoire des exactions du colonisateur – des canonnades de 1925 au Liban ou des massacres du Nord-Constantinois de 1945 – aggravée par l’identification aux palestiniens dans leur lutte antisioniste, ainsi que, dernièrement, par les expéditions néocoloniales des Bush père et fils, l’on comprend, dès lors, que l’Islam politique se veuille radicalement autre, radicalement non occidental. Cette altérité est d’abord culturelle. Il s’agit de « parler musulman », « c’est par ce biais, écrit Burgat, que la société dominée prend conscience que son univers symbolique est discrédité, périphérisé, marginalisé et qu’elle est en train de “s’indigénéiser” ». Une démarche similaire – quoique laïque – s’observe pareillement chez le PIR, le Parti des Indigènes de la République. A l’extrême, certains vrais-faux Chrétiens d’Orient changent de nom, « j’ai toujours préféré dire, avoue l’un d’eux, que je m’appelais Georges. Aujourd’hui je vais oser dire mon vrai nom. Je vais oser dire que je m’appelle Mohamed ». Bref, une sorte de « muslim pride ». Les conséquences ? Une espèce d’« allophobie », une hantise de l’Autre, chez les non musulmans : « l’Autre, on l’a dit, avant d’être musulman, a d’abord été arabe. Avant que l’alchimie de l’affirmation islamiste nous fasse quitter l’ère des “fellagas” pour entrer dans celle des “intégristes”, l’altérité ethnique et linguistique avait largement suffi à nourrir, à son égard, de puissants réflexes de rejet ». L’islamophobie n’a jamais été que le paravent d’un racisme anti-arabe. « A gauche, comme à droite, continue Burgat, la surenchère électoraliste s’est organisée pour capitaliser les dividendes d’une mobilisation contre l’extrémisme des “djihadistes” français. Mais tous ceux qui font leur miel électoral de la peur que suscite ce nouveau fléau contribuent, consciemment ou non, à le fabriquer ». Les solutions ? Pour Burgat, elle tiennent en un mot : le partage. Partage, en premier lieu, de la Palestine, pour éteindre l’incendie moyen-oriental ; mais également de l’information reçue et donnée, « le droit de faire connaître et valoir sa vérité, son histoire, petite et grande, et sa vision du monde ». En un mot, obtenir une reconnaissance, tant individuelle que collective. Par comparaison avec celui de Burgat, l’ouvrage d’Olivier Roy est plus concis et plus conceptuel. D’emblée, Roy prend le contrepied de son confrère : « la dimension mortifère du djihadisme n’a rien à voir avec la géostratégie du Moyen-Orient, qui a sa logique propre ». Il rappelle que le problème ne concerne pas uniquement les jeunes issus de l’immigration : « des Français “de souche” se convertissent et viennent grossir les rangs des terroristes, une nouvelle génération, qu’on appelle en occident homegrown . On compte parmi eux un nombre croissant de convertis (dès 1995) et de femmes (à partir de 2012). Leur terrain d’action est cette fois totalement global ». Par ailleurs, il réfute la notion de radicalisation « religieuse » : « la radicalisation violente n’est pas la conséquence de la radicalisation religieuse, même si elle en emprunte souvent les voies et les paradigmes. Le fondamentalisme religieux existe, bien sûr, mais il ne débouche pas forcément sur la violence politique : un loubavitch ou un moine bénédictin sont des croyants « absolus » plutôt que radicaux, qui vivent dans une sorte de sécession sociale mais ne sont pas politiquement violents ». Alors, qu’est-ce donc qui fait que l’on devient djihadiste ? La négativité avant tout. Les djihadistes adoptent le cri de ralliement franquiste, durant la guerre d’Espagne : « viva la muerte ! » « Mohamed Merah (le tueur d’enfants d’une école juive de Toulouse) reprendra la fameuse phrase attribuée à Oussama ben Laden et systématiquement reprise avec des variantes : “vous aimez la vie, nous aimons la mort” ». Négatif, leur désespoir, « c’est une violence no future  » nous dit Roy ; négative enfin leur haine, « les khmers rouges et Daech reprendront cette haine des pères, dont on peut voir aussi une dimension morbide mais universelle dans l’apparition, aux quatre coins du monde, d’enfants soldats ». Car, à l’instar des gauchistes du passé, l’ambition des djihadistes est de faire table rase : « comme l’écrit un converti britannique de Daech : “quand nous descendrons dans les rues de Londres, Paris ou Washington, le goût sera encore plus amer, parce que non seulement nous répandrons votre sang, mais nous détruirons vos statues, nous effacerons votre histoire et, pour vous toucher encore plus, nous convertirons vos enfants, qui se mettront à parler en notre nom et à maudire vos ancêtres” ». L’adhésion au terrorisme passe par une rupture totale avec les familles : ceux de tradition musulmane jugent leurs parents trop tièdes, et ceux d’origine non musulmane rejettent le matérialisme consumériste des leurs. L’on ne saurait, par ailleurs, sous-estimer la dimension apocalyptique et millénariste du mouvement. « Les jeunes ne sont pas utopistes, écrit Roy, ils sont nihilistes parce que millénaristes. Le lendemain ne sera jamais à la hauteur de leur grand soir. Le titre de la revue en anglais de Daech, Dabiq , se réfère à une petite ville du nord de la Syrie où, selon un hadith, l’ultime bataille entre les “Romains” et les “musulmans” prendra place ». Burgat, dans son livre, critique Roy, en se référant à un de ses précédents travaux, dans lequel il prédisait la fin de l’islam politique : « Roy faisait le choix d’énoncer imperturbablement la thèse dûment argumentée de l’appartenance du djihadisme au passé. “il faut tourner la page” disait-il ». Et Burgat d’ironiser : « avant de tourner une page, il faut l’ouvrir ». Burgat, tout en reconnaissant la pertinence de l’approche sociologique de Roy – l’islamisation de la radicalité – se refuse à faire l’économie de l’histoire. Pour lui, le phénomène djihadiste résulte directement de l’oppression coloniale. Il est, à l’évidence, aisé de reprocher à Burgat une excessive mansuétude ; sa « compréhension » des djihadistes frise l’absolution. Toutefois, on ne peut que le suivre lorsqu’il évoque l’ostracisme xénophobe des « identitaires » : « il est plus confortable de ne pas avoir à regarder en face cet horrible mâle adulte, arabophone et musulman, chargé de tous les torts, quand bien même (avec sa femme portant le hidjab) il constituerait la majorité démographique d’une région ». Là se situe sans doute le problème politique, la ghettoïsation à l’échelle d’une ville ou d’une région. Nombre sont ceux qui – à l’image des électeurs de Trump – redoutent la submersion par la « diversité » non blanche. Les admonester, comme le fait Burgat – « tout sauf l’Autre, clame-t-il à l’endroit des racistes, cet ancien colonisé impertinent ! » – demeure stérile. Il faut lutter contre une victimisation réciproque : celle des ex-colonisés, comme celle des ex-colonisateurs, qui, chacun dans leur genre, se défaussent de leurs propres responsabilités sur un bouc émissaire. Une victime accusatrice par définition s’interdit de progresser ; car une innocence, un peu hâtivement proclamée, ressemble par trop à un mensonge exonératoire.

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