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Les amis de Marcel Proust

Avec ce premier épisode cette semaine, notre ami et rédacteur Bernard Pechon Pignero, propose une série de 10 textes – 10 semaines, donc, autour d’un sujet : les amis de Marcel Proust .  Ni histoire de la littérature, quoique…, ni écrit largement romancé, mais… Il écrit – en écrivain, qu’il est ; appuyant son travail sur des recherches sérieuses et fort documentées,  sur Proust – son grand amour littéraire – son époque, son entourage, on ajoutera, son atmosphère. Ce n’est pas ce qu’on nommerait dans le champ de l’ Histoire, une recherche première, directement issue de sources d’origine. C’est plutôt, ce que j’appellerai  une synthèse d’aval. Qui croise –  et avec quelle utilité, pour nous, les biographies plus anciennes ou toutes récentes traitant de l’homme-Proust, et de l’écrivain-Proust. Mais, BPP – n’est-il pas homme d’imaginaire ! s’autorise également – très précieux, pour nous, lecteurs – des ressentis, des suppositions, nous emmenant pour notre plus grand profit dans des chemins fructueux. Et, ce, toujours avec l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. C’est donc, avec le plus grand bonheur, que Reflets ouvre pour vous «  la Recherche, en son temps, en son pays, en son auteur ». Un voyage dans un temps littéraire que nous retrouvons, grâce à Bernard PP. Merci à lui, et bon vent dans nos pages ! Pour la rédaction, Martine LP     Des amis inconnus (1) Bernard Péchon-Pignero   Une photographie de Nadar, datant de 1892 ou 1893, conserve l’image d’un jeune anglais de bonne famille âgé d’une vingtaine d’années. Ce joli garçon en jaquette, le haute-forme posé à portée de la main droite, laquelle tient une canne à pommeau d’argent ou peut-être d’ivoire et des gants, l’autre main négligemment glissée dans la poche du pantalon à fines rayures, un œillet blanc à la boutonnière, esquissant un pâle sourire sous ses moustaches en guidon de vélo, cheveux légèrement ondulés séparés par une raie sur le côté gauche, nous fixe pour l’éternité d’un regard dont l’énigmatique vacuité semble démentir le sourire avenant. Est-il résigné au sort qui l’attend : laisser de son très bref passage sur terre un nom qui serait à jamais oublié si l’amitié de Marcel Proust ne devait le rendre immortel ? Combien de ces personnages dont certains furent peut-être célèbres en leur temps ont échappé ainsi à l’effacement définitif auquel le temps justement aurait dû les condamner, ce temps auquel le plus grand romancier du vingtième siècle avait acquis le pouvoir de les soustraire ! Aujourd’hui, c’est la monumentale somme biographique et analytique due à Jean-Yves Tadié (Gallimard 1996)* ainsi que l’ensemble de ses publications sur Proust qui font autorité et ont donc pris le relai de la biographie de Georges D. Painter, antérieure d’une trentaine d’années, la complètent et la corrigent, ouvrant ainsi de multiples pistes de réflexions pour le vieux lecteur de Proust que je suis. D’autres publications récentes ou anciennes de divers auteurs, les cours au Collège de France d’Antoine Compagnon qui ont été retransmis sur France culture, l’émission télévisée d’entretiens menés par Roger Stéphane avec les proches de Marcel Proust y compris Céleste Albaret dont les souvenirs publiés en 1973 sont un livre précieux**, des films plus ou moins fidèles, plus ou moins réussis, ont ainsi nourri ma longue dévotion à Marcel Proust, à son œuvre mais aussi à l’homme que j’ai l’impudente prétention de considérer comme un ami posthume pour lequel mon admiration le dispute à mon affection. J’ai lu A la Recherche du temps perdu une première fois lorsque j’avais vingt ans, ainsi que Jean Santeuil , Les plaisirs et les jours , et quelques volumes de correspondance dont celui présenté par Philip Kolb réunissant des lettres échangées avec sa mère et celui consacré à la correspondance avec Madame Straus. Le pèlerinage à Illiers, qui, dans les années soixante, ne s’appelait pas encore Illiers-Combray fut une des premières excursions que j’ai faites après avoir lu Painter. À quarante ans puis, à nouveau, à soixante ans, j’ai relu la Recherche intégralement mais exclusivement. En attendant une hypothétique quatrième relecture, si Dieu me prête vie jusqu’à quatre-vingts ans, je découvre ou redécouvre avec plaisir des ouvrages qui, comme la biographie de J.Y. Tadié, complètent et corrigent ma vision de Marcel Proust tout en le rehaussant toujours davantage sur le piédestal où je l’ai installé définitivement dans le panthéon de mes auteurs de prédilection. La Bible d’Amiens de Ruskin, traduit et longuement préfacé par Proust est le premier livre que j’ai trouvé chez un antiquaire en m’installant en Picardie il y a quelques années. C’était un signe évident. De même, la conférence de M. Tadié sur Proust et la musique au festival de St-Riquier était assurément un autre clin d’œil que m’adressait « mon ami Marcel » par l’entremise de son biographe. Je ne lirai jamais tout ce qui a été écrit sur Proust, en particulier par Les amis de Marcel Proust qui ont institutionnellement vocation à exercer l’exégèse officielle et à célébrer la mémoire de l’immense écrivain tout en veillant à la conservation des lieux et des objets qui ont été la partie heureusement sauvegardée du décor de son enfance et qui ont nourri son inspiration. Les quelques pages qui suivent n’apportent rien qui n’ait déjà été dit ou pensé par d’éminents spécialistes. Elles pourront, au mieux, fournir quelques éléments de réflexion sur l’évolution de la perception de l’homosexualité depuis un siècle en écho au cas de Proust qui a suscité tant de commentaires. Mais j’ai voulu surtout témoigner dans ces notes de ma gratitude envers l’auteur qui m’a accompagné toute ma vie de lecteur ainsi qu’envers tous ceux qui ont été éblouis par son œuvre et ont célébré la place éminente qu’elle occupe dans la littérature mondiale. Le monde de Marcel Proust n’est pas constitué d’une œuvre littéraire d’une part et de la biographie d’un écrivain d’autre part mais de l’interférence constante, ambiguë, énigmatique et donc éminemment captivante entre les deux. On ne peut pas lire A la recherche du temps perdu sans être tenté de déchiffrer toutes les connexions que l’on devine entre la réalité de la vie de Proust, la réalité de cette époque révolue et la magnifique fiction de l’œuvre. La correspondance de Proust, immense, même amputée de ce qui a disparu et de ce qui a été volontairement détruit, ainsi que les nombreux écrits et témoignages de ses amis et, bien sûr, les travaux de ses biographes, contribuent autant à répondre à ces interrogations qu’à en susciter d’autres, auxquelles il appartient au lecteur d’apporter ses propres réponses. C’est ainsi que cette œuvre immense, inachevée par nature comme le sont les plus belles cathédrales, continue à vivre non seulement de sa puissante dynamique interne mais aussi de l’énergie dont chaque lecteur l’alimente, désormais dans le monde entier et, depuis un siècle, dans le temps. Au printemps de 1893, Marcel Proust qui n’a pas encore vingt-deux ans rencontre Willie Heath. Ce jeune homme anglais lui rappelle un ami suisse, Edgar Aubert, mort quelques mois plus tôt d’une crise d’appendicite. Même visage fin et pensif, même culture, même austère religiosité. Le compagnon idéal avec qui il a de longues conversations au cours desquelles les deux jeunes gens, dans l’effusion d’une amitié encore post adolescente, interrogent leur propre image dans le regard de l’autre. Proust, à cet âge, connaît quelque rémission de son asthme. Il peut donner à son ami des rendez-vous matinaux au Bois de Boulogne et s’enivrer avec lui d’air printanier et de discours sur l’art. Mais Willie meurt en octobre de la fièvre typhoïde parachevant ainsi tragiquement sa ressemblance avec Edgar. Le 22 mai 1894, chez Madeleine Lemaire, Marcel Proust fait la connaissance de Reynaldo Hahn, dix-huit ans, compositeur précoce et interprète charmeur qui s’accompagne au piano chantant ses propres mélodies d’une voix de ténor léger, ses beaux yeux sombres mi-clos. Un enregistrement existe de Reynaldo Hahn chantant ses mélodies en s’accompagnant au piano. C’est hélas un témoignage tardif d’un chanteur désormais sans voix et d’un pianiste approximatif qui ne rend pas justice à l’art du jeune musicien dont Proust ne tarde pas à tomber amoureux***. Et c’est bien un amour cette fois-ci et qui durera deux années de bonheur, de plaisirs et de voyages, avec toutefois quelques brouilles et quelques alarmes pour la santé toujours précaire de Proust. Mais ce dernier connaît désormais sa véritable nature, après des années d’amours non dénuées de sensualité pour plusieurs jeunes filles et d’amitiés idéalisées pour des garçons. Quand il fait la connaissance du petit Lucien Daudet, le plus jeune fils de l’auteur des Lettres de mon moulin , frêle et spirituel garçon de dix-sept ans, Proust qui déclarera plus tard que ses amours ne durent pas plus de dix-huit mois quitte Reynaldo mais partagera avec lui une amitié fidèle et une complicité intellectuelle totale que seule la mort de Proust interrompra. En 1896, Proust qui peine sur Jean Santeuil , n’a toutefois pas oublié son ami anglais du Bois de Boulogne et l’engagement qu’il avait pris dès le lendemain de sa mort, avec l’accord de la famille du jeune défunt, de lui dédier son premier livre publié. Ce devait être Les Plaisirs et les Jours . « … cher ami, je vous ai connu bien peu de temps. C’est au Bois que je vous retrouvais souvent le matin, m’ayant aperçu et m’attendant sous les arbres, debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu’a peint Van Dyck, et dont vous aviez l’élégance pensive. […] Souvent, le doigt levé, les yeux impénétrables et souriants en face de l’énigme que vous taisiez, vous m’êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions le rêve, presque le projet de vivre de plus en plus l’un avec l’autre…  »   * En 1994, Michel Erman a fait paraître une biographie de Proust qui se distingue par sa brièveté. Elle vient d’être rééditée (La Table Ronde 2013). Légèrement revue et augmentée, elle offre une approche rapide mais solide de la vie de Proust et de son cheminement intellectuel et sensible. Elle s’attache à situer Proust dans son environnement socio-politique (affaire Dreyfus particulièrement). Bien documentée sur les pathologies dont souffre Proust, elle est plus contestable dans l’analyse psychologique.   ** Monsieur Proust Souvenirs recueillis par Georges Belmont, Robert Laffont 1973   *** On appréciera mieux le talent du compositeur, à défaut de pouvoir juger du charme de l’interprète, en écoutant au moins sa célèbre et ravissante mélodie sur les vers de Victor Hugo Si mes vers avaient des ailes . De grands interprètes actuels comme Joyce Di Donato, Susan Graham ou Philippe Jarousky puisent dans le répertoire des mélodies de celui qui fut l’auteur apprécié de nombreuses opérettes et termina sa carrière après la Deuxième Guerre comme directeur de l’Opéra de Paris.   (à suivre)

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