Djenné, peut-être encore…
Bien sûr, c’est un peu difficile d’y aller maintenant ; encore maintenant, même si la vague noire a été arrêtée – merci eux, merci nous tous. Mais le nom même de Mali s’affiche en carte-zone rouge quand on clique sur « voyage » ; il vous est dit : c’est encore trop frais, pas net, gare ! Et on recule, on va poser sa valise ailleurs, au soleil… Mais ailleurs, il n’y a pas Djenné… Il y a, quand on voyage un peu, de ces fenêtres, de ces chances : voir Sanaa dans la lumière de légende du Yémen, ses maisons-tours de plusieurs étages en pisé décoré, d’avant l’infâme de l’intégrisme ; ça, j’ai raté ; se balader dans le jardin de Casamance, d’avant le feu indépendantiste ; ça, j’ai pu… de même – je suis passée juste, comme dans une meurtrière encore ouverte – Djenné dans la lumière unique de cette Afrique sahélienne où sable et fleuve se mélangent – où est l’eau, où est la terre ? On était arrivé au bout de la piste rouge qui signe partout ces Afrique-là, au petit matin. Février, juste avant les grandes pluies ; un rien de fraîcheur au bord d’un bac – Djenné est une île dans les bras du Niger. Remparts floutés dans un horizon incertain ; silence ; quelques beuglements d’animaux attendant, menés par des Peuls taiseux (qui dit que l’Africain est bavard ?), que le bac approche… le niveau de l’eau, son volume, on n’est jamais sûr… Mirage tout droit sorti du fond de sa riche histoire, la belle, la superbe – la perle, dit le guide que j’ai en main ; Djenné la rouge, celle qui dit mieux que tout, que l’Afrique noire a eu des siècles de prospérité et d’âge d’or, tout autant que l’Espagne ou que Versailles… tellement que d’aucuns se récrieront – sincères – ah ! Bon ! Je n’aurais pas cru à ce point ! Un de nos présidents, lui-même – trop rapide, sans doute – n’a-t-il pas douté que les Africains aient eu un passé ? Civilisation et Noirs ; cherchez l’erreur ? Djenné (le petit paradis) campe sur son millénaire de rayonnement. Carrefour quasi parfait des échanges entre les confins du Sahara, les paysans sédentaires de la savane et les pêcheurs du delta. Aux temps glorieux du Moyen Age, de ces empires flamboyants et puissants (ceux du Mali ratissaient sur un grand quart de l’Afrique, le Soudan mythique), Djenné était le commerce, le contact, l’échange de toute la richesse du désert comme du fleuve. C’était l’ouverture, autant dire un non-sens pour les vols noirs des « Aqmi » et autres « Ansar Etdine » actuels. Un musée magnifique et d’un pédagogique à faire pâlir plus d’un des nôtres, fait le tour des produits, savoirs, techniques commerciales de ces grands maîtres du temps jadis. Mais la magie de Djenné est ailleurs : ville – petite – préservée de tous les ravages du temps, puisque le banco rouge (la terre crue amalgamée, argile, paille et beurre de karité) la compose, comme sa rivale Tombouctou, et qu’elle est « refaite » d’année en année, restant définitivement jeune ! – cet hiver, on refait tout, nous disait notre hôte du haut de sa terrasse dominant le fleuve et la ville ; si on ne le faisait pas chaque année, l’harmattan arracherait tout, ainsi que les pluies et je n’aurais plus d’hôtel ! Et elle riait de ce rire si optimiste mâtiné de fatalisme qu’on trouve ici. Il y avait des bougainvilliers à rendre jaloux mes balcons, des oiseaux bariolés dont j’ignorais le nom ; le soir à la tombée de la nuit, on voyait de la haute terrasse en pisé rentrer les troupeaux depuis les bords du fleuve, et l’ombre (pas de lumières) et le silence tomber sur Djenné. Quand je repense au Mali, depuis, c’est de ce moment-là dont je me souviens… flash, incroyable précision, souvenir de voyage que, seuls, ceux qui peuvent vivre sans voyager, ne peuvent comprendre. Pas d’autre véhicule, dans Djenné, que la charrette et l’âne qui amènent au marché du lundi et du jeudi aussi – je crois – des familles entières, en tenue de fête ; boubous colorés – comme oiseaux des flamboyants qui saignent sur les étals. Marcher d’un pas lent, suivre ce Peul et ses moutons, entre les murs du banco qui étouffe les bruits ; préférer le matin tôt ou le soir au bord de la nuit (mais dès qu’elle est noire, plus aucune lumière pour vous guider !). Chaque coin de ruelle – immersion dans le Moyen Age d’ici ou de chez nous : vue, toucher et sentir ! – vaut toutes les photos, jusqu’à la place immense qui borde la plus grande mosquée de terre crue d’Afrique, du XIIème siècle, mais, comme tout ici, refinassée chaque année. Cent piliers, cent puits de lumière, et pour toute décoration, en dehors de ses volumes austères, des morceaux de bois, troncs sombres immenses perçant ce rouge. Djenné, la beauté, le dépaysement total (arrivez si possible par l’avion de la mi-nuit, six heures après avoir décollé de Paris ; quelques pistes, et Djenné à l’aube…). Djenné au bord de la guerre et de la barbarie… regarder ce qui s’est fait à Tombouctou, en partie détruite, donne le terrible « la ». Mopti, Segou, Djenné étaient visées, furent épargnées, et l’effort de guerre occidental et notamment français ont été décisifs… pour le moment. Mais, le tourisme est au plus bas ; les nécessités économiques demeurent, voire s’amplifient à l’abri des médias occidentaux devenus silencieux. Vigilance de chaque instant s’impose. Pour autant, on veut le croire : Djenné, notre Djenné à tous, toujours… cela vaut engagement de chacun. Pour Bernard Pechon Pignero et les siens.