Faut-il qu’Erdogan soit le visage de la Turquie ?
Recep Tayyip Erdogan, président de la République turque. Un faux air de notaire britannique qui a su – voilà quand même pas mal de temps – appâter sa Turquie, en proposant un étrange mixte de richesse socio-économique (économique surtout), à l’occidentale, ceinturée par de « bonnes et saines valeurs » religieuses. Début du film, années 2000 débutantes. L’homme fut 1er ministre de 2003 à 2014. Croissance au beau fixe ; modernité de film hollywoodien. Tant de choses étaient alors turques dans nos vêtements, ou objets divers, et, qui, à l’époque, n’était pas, chez nous, venu humer les bords du Bosphore, Sainte Sophie en gloire, les palais des Mille-et-une-nuits, cet air d’Orient express, mâtiné pour les plus âgés des récits de Pierre Benoit. La Turkish-Airlines ne quittait pas nos ciels, et Erdogan, tout sourire montrait la voie de l’entrée dans l’Union Européenne. Pas un dîner en ville ici ne finissait sans qu’on ait ferraillé, pour ou contre la Turquie et ses plus de 70 Millions d’âmes (77 à ce jour) dans l’UE. Je me souviens, du coup, combien nous tenions à cette entrée symbolique de ces Turcs non intégristes, modernes et musulmans. Presque parallèle au 11 Septembre, le ragoût turco-Erdogan nous paraissait mangeable. On sentait même comme un lointain parfum de république Kémaliste ; on se souvenait vaguement d’Atatürk. Pour autant, l’opposition de gauche laïque manifestait avec le courage de bien peu ailleurs, contre les voiles autorisés dans les Universités, en posant sur les fenêtres d’Istanbul des bougies ; belles « Lumières turques » que nous avons une fin d’été partagées ! Erdogan, matois, laissait filer ces critiques au motif qu’il aurait été un « démocrate musulman » là, où, en Occident, il y avait bien des démocrates chrétiens. Conservateur, pour sûr, porte-drapeau d’une bourgeoisie montante, qui voulait bien que « la religion reste dans le champ privé », ce qui était notre demande réitérée. A l’Est, les Kurdes, du PKK, recevaient des garanties, de nature à apaiser cet injuste et quasi éternel conflit. Une chaîne de TV était ouverte en langue kurde, on parlait du statut de la langue, voire de la culture, dans les écoles… Chez nous, ça soufflait un peu dans les cinémas d’art et d’essai, où Le troupeau et Yol du kurde Yilmaz Güney continuaient, mine de mine, de faire salle comble. Élu président au suffrage direct, de la république, en août 2014, le chef du parti Justice et développement vint – comme on dit dans le raconté des histoires – à s’essouffler. Croissance ralentie, société plus tendue, montée comme ailleurs des folies intégristes, et djihadistes. Plus à l’Est, la terre tremblait depuis si longtemps, le son de la mitraille se rapprochait, et l’Irak, embourbé, et la Syrie, bien sûr… Sur fond de Kurdistan bougeant – le grand objet géopolitique de ces dernières saisons ne fut-il pas le peuple Kurde ? Ankara, ces mois derniers, oscilla entre un rapprochement avec Téhéran et Moscou, n’oubliant pas pour autant sa traditionnelle alliance avec le « camp occidental » ; tête de pont de la parole Otanienne en bordure du Proche-Orient. Plus que périlleuse, la politique turque, ces temps-ci ! Difficile à jouer cette partition qui fait d’elle – et depuis, longtemps – une interface. Précieuse, incontournable, qui devrait comme le veut l’emploi, la fixer dans un immobilisme partisan, et lui interdire au fond d’être un acteur franc. Or, c’est bien de ce changement de position qu’il s’agit : les Turcs veulent agir, dire leur mot, être vus autrement qu’un territoire utilisé par d’autres. Ankara veut peser, au même titre que Téhéran, agir comme grande puissance régionale, en capacité de faire bouger l’Histoire. Depuis en gros 2014, la parole de son président s’est faite largement plus islamophile, bâillonnant les confettis douteux de laïcité qui émaillaient les discours officiels. On peut y voir une volonté de se dessiner aux yeux des partenaires occidentaux, autant que de son peuple. Affichant, à satiété, l’incontestable autoritarisme qui – cela, au moins, c’est du sûr – risque d’être la marque de fabrique d’Erdogan dans les pages d’Histoire. Alors, ces dernières heures, la façon dont le gouvernement Turc a choisi de traiter l’information sur le pire attentat de son histoire contemporaine ; Ankara, samedi dernier, la double explosion accouchant de près de 100 morts et de 500 blessés. Cette façon, à la fois, sidère, et entre en cohérence avec le personnage Erdogan. Déstabilisé par Daech – certainement à l’origine – par son incapacité à poser les masses de granite claires et lisibles de sa politique religieuse ; empêtré dans ses allers et venues face à l’identité kurde, mais aussi dans son « statut » militaire dans l’OTAN, et son difficile choix de coalition occidentale à rejoindre, à épauler ; voilà donc une Turquie affaiblie au bord de l’explosion, disent plus d’un éditorial, ces dernières heures. Bien curieux chemin, que celui choisi par Erdogan et les siens ; qui ne peut qu’effarer. N’était-il pas question de museler les informations sur l’attentat ; interdire aux grands médias de couvrir l’évènement, bloquer Facebook et Twitter… On n’ose le croire. Exactement l’inverse de ce qu’avaient fait en leur temps les Révolutions arabo-perses, l’Iranienne, d’abord, les Arabes, ensuite. Est-il utile de dire que la volonté étrange des cabinets turcs a fait largement chou blanc. Mais la volonté en a été, hélas, fortement marquée. Pire, peut-être, n’exprimer quasi aucune compassion aux victimes, et – in fine – faire porter la responsabilité au PKK ! Là, c’est l’Espagne conservatrice, au lendemain des attentats d’Atocha, qui sonne à notre mémoire… Aussi, ne faut-il s’étonner du retour du complotisme, bavassant un peu partout qu’un axe Erdogan/Daech pourrait se tramer quelque part… Stupéfaits devant ces positions, que le groupe Erdogan risque de payer cher aux législatives de novembre, qui d’entre nous peut encore « regarder » comme Kémaliste, ou approchant, ce personnage, qui, un jour a toqué à la porte de l’UE ? Crûment éclairé par l’attentat d’Ankara, ce visage et sa politique peuvent-ils longtemps prétendre incarner ce pays de tout premier plan, et ce peuple, qui, à l’évidence mérite tellement mieux ?