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IN MEMORIAM

Nous nous sommes arrêtés dans un village désert. Le vent était froid après la pluie. Des traces de neige sale restaient çà et là. L’hiver durait encore dans le printemps, mais avec humilité, avec des égards. Le printemps était si timide, si précaire. Un café restaurant désert nous a accueillis – c’est beaucoup dire – ne nous a pas rejetés. Nous avons été séduits par son odeur de fumée de bois et sa propreté javellisée. Nous étions à nouveau hors du temps. C’était un moment de bonheur tragique et nous ne le savions pas, tout imbus de notre vie, confiants dans les battements de nos cœurs, ces muscles stupides qui font avancer le sang par à-coups et cessent en un instant leur immémoriale fonction, sans motif sérieux… Tout s’est joué quand j’ai vu sur tes lèvres, un petit flocon de mousse, la trace innocente de la bière que tu buvais. Tu te souviens? Tes lèvres qui sont ma vie… Ils avaient marché longtemps sur le plateau désert, très froid. Le printemps n’existait, depuis peu, que dans les calendriers officiels. Les calendriers rassurent les planqués de la ville, ceux qui n’ont pas besoin du soleil pour vivre. Les quatre garçons avaient chaud malgré leurs pieds gelés dans leurs chaussures mouillées. Ils avaient en eux la chaleur de la vie et du combat, la chaleur de la jeunesse et de ses injustices à hurler. Mais cette chaleur n’était pas inépuisable. Trop d’efforts et un espoir trop faible finiraient immanquablement par en avoir raison. C’est la chaleur du gibier traqué. La vie palpite, rouge et juteuse, sous la plume ou le poil, mais les balles ne sifflent pas toujours dans l’air glacé. Et la course s’épuise dans l’hallali de l’angoisse et de la haine. Les quatre garçons bondissaient de bosquets en boqueteaux, se tordant les pieds dans les labours, entravant leur course dans les genêts. L’un était ton oncle et l’autre mon cousin, le troisième était leur camarade et le quatrième s’appelait David. L’effort et la fatigue enlaidissaient leurs visages juvéniles. Ton oncle avait déjà une ombre de moustache sur sa lèvre haletante. David avait des yeux d’un bleu de glacier, des yeux d’une autre ère. Mon cousin était un peu gras, sa sueur lui glaçait le dos. Leur camarade, je l’imagine athlétique et buté, mais c’est un parti pris facile. Ils auraient dû être beaux et chauds, dansant leur âge innocent dans la joie épaisse des fêtes votives. Ils auraient dû boire de la piquette ou de la bière dans ce bistrot aujourd’hui inutile. Mais ils couraient et soufflaient de la buée humide dans l’air hypocritement limpide, dans l’air impur. L’horizon était traîtreusement calme. Ses courbes avaient les langueurs sensuelles d’un corps étendu sous les caresses. Le danger était sournois puisque rien ne pointait, rien n’affleurait à la surface de la terre indifférente. La terre qui en a vu d’autres, d’autres lapins traqués par d’autres chasseurs, et qui ne va prendre parti. Terre de lapins ou terre de chasseurs? La terre n’a pas de camp, ou alors celui de la mort qui lui rend tous les corps naguère chauds pour qu’elle les transisse dans son implacable immobilité. Les fleurs naîtraient bientôt dans l’herbe encore grise. Les garçons savaient chaque signe de l’imperceptible travail des saisons. S’ils parvenaient à courir jusqu’au printemps triomphant, s’ils échappaient aux crocs de l’hiver, ils seraient sauvés. Mais c’était si loin encore! Leurs chevilles brisées ne les portaient plus, et leurs côtes étaient tenaillées par l’asphyxie de la course. Trois maisons en ruine, éphémère refuge qui sentait encore les moissons pillées… Puis le chemin creux, jadis bordé des enivrantes aubépines qui donnent aux filles des déhanchements gracieux et des lèvres nacrées, aujourd’hui coupe-gorge où ceux qui ont voulu fuir se sont fait canarder, atrocement, ignominieusement. Comme si ce chemin d’amoureux était l’entonnoir de la mort. Des femmes, des enfants, des hommes et des bêtes, pêle-mêle, y ont été abattus. On le sait, mais comment éviter ce charnier quand il faut gagner la rivière au plus vite ? Les garçons ont-ils senti que la voie était libre ? Ont-ils su que la mort ne les attendait pas là ? Ils ont pu s’élancer le long de la berge. Avant la fonte des neiges, le lit est caillouteux et l’eau y suinte plus qu’elle ne coule. Ce n’est pas une rivière: trop peu d’eau; ce n’est pas un ruisseau car le lit est trop large. On le passe à gué. Ce fut leur dernier espoir. Avant le pont, au tournant de la route, les fusils étaient pointés. Les fuyards étaient attendus, impassiblement, tenus en joue depuis longtemps et ils couraient encore. Ton oncle a crié « Vive la … », mon cousin a saisi maladroitement la main de David en expirant son nom. Le Camarade était déjà mort. Nous nous sommes arrêtés au bord de la route et tu m’as montré les photos de tes enfants, adorables bien sûr et que j’aimerai comme les miens. Ne sommes-nous pas liés avant notre histoire par toutes ces aventures de nos familles, de nos ancêtres communs, de nos ennemis communs ? Quand nous avons garé la voiture sur ce refuge aménagé pour les pique-niques, d’où la vue est si belle sur le plateau immense et sur la rivière et son lit trop large, nous n’avons même pas été dérangés par l’inconvenance de cette stèle de pierre grise qui porte quatre noms et une date. Il me vient des larmes de pitié et ma voix s’étrangle, les mots se brisent, au souvenir de ceux que je n’ai aimés que morts, au souvenir de ceux qui n’avaient plus de larmes, dont la voix était cri et dont les mots sont tombés dans la boue. Bernard Péchon-Pignero

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