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La balance d’Emmanuel (Kant)

A : « Agis toujours de façon à ce que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ». Tu sais qui a dit ça, bien sûr. B : Oui Emmanuel Kant. J’ai appris ça. A : Je me demande si ce n’était pas une recommandation empoisonnée. B : Probable ! A : Tu comprends, s’il avait dit « Agis autant que tu peux de façon à ce que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle »… B : C’est le « toujours » qui te gêne ? A : Oui. Le « toujours » pose un impératif absolu. Si une seule fois, tu fais un faux pas, tu es mauvais, tu es nul. Enfin, c’est comme ça que je le sens… B : C’est toi qui te l’imposes. Tout dépend comment on le prononce : Agis toujours peut très bien être seulement un conseil, une incitation à la vertu qui sous-entend une certaine indulgence. On sait bien qu’on ne peut pas être toujours vertueux. L’homme doit se fixer le but de se dépasser, d’être le plus souvent possible au mieux de ses possibilités, sachant que nous ne sommes que des hommes pétris de passions, donc de vices et de vertus. A : Tu as peut-être raison. Mais tu vois, la religion chrétienne est moins catégorique en ce sens qu’elle prévoit la contrition, la confession et le pardon. B : Oui mais elle interdit tout. Elle considère les erreurs des hommes comme des péchés et non comme des faiblesses inhérentes à leur condition.   Je transcris de mémoire, et probablement en y mettant mes mots plus que les tournures employées par les adolescents, cette conversation entendue récemment entre deux très jeunes gens. Admettons que le garçon s’appelle Arthur (A) et la jeune fille Béatrice (B). Respectons leur anonymat sinon leur intimité. Il me semble qu’il y a cinquante ans, je me posais aussi ce genre de questions. Je me suis demandé comment j’y avais répondu au cours de ma vie. Je crois m’être efforcé en principe d’être kantien chaque fois que j’avais le sentiment de devoir être exemplaire. Pour mes enfants, pour mes collaborateurs, pour mes amis, pour moi-même. Mais je sais bien que j’ai eu souvent recours à l’indulgence d’un dieu dont je pouvais penser que s’il existait, il me pardonnerait mes faiblesses. Peu importait qu’il n’existât pas. Son indulgence, elle, était acquise. Kant pour exalter mes vertus et Dieu pour pardonner mes vices. Quittons l’échelle introspective et essayons de généraliser. Qu’est-ce qu’un homme moyen, ce qu’on appelait de mon temps un brave homme ? Celui dont les vices et les vertus s’équilibrent ; celui qui est capable de montrer assez de courage, de persévérance dans le bien, d’abnégation, d’altruisme, de bonté en somme, pour se faire pardonner quelques écarts de conduite, quelques défaillances, quelques méchancetés, coups de colères, médisances, petites malhonnêtetés… Si on admet ce critère d’équilibre entre le bien et le mal, il sera facile de définir le grand homme, le juste comme celui dont les actions vertueuses sont largement plus éclatantes que les éventuels péchés véniels que l’on oublie volontiers. Par opposition, la crapule, le scélérat, le pauvre type est celui qui se complaît dans la satisfaction de ses bas instincts au détriment du lien social que pourraient entretenir ses vertus. Ainsi, c’est la société qui arbitre. Etre une crapule ou un héros sur une île déserte n’aurait aucun sens. Il n’est donc pas étonnant, lorsque c’est l’avenir d’une collectivité, d’une nation en l’occurrence, qui nous préoccupe, que nous cherchions à peser les candidats qui prétendent exercer un grand pouvoir de décision concernant le collectif, sur la balance de leurs qualités et défauts individuels, pour autant que nous les connaissions. Le paradoxe n’est qu’apparent si on raisonne dans une optique démocratique. Parier sur le fait que de grandes compétences affichées ou annoncées dans la gestion de la collectivité pourraient compenser une médiocrité individuelle probable, voire avérée, serait dangereux. Un homme vertueux arrivé au pouvoir peut s’y révéler médiocre gestionnaire. C’est dommage mais pas irrémédiable. Il est bien connu, à l’inverse, que les tyrans, les dictateurs, même arrivés démocratiquement au pouvoir, y ont toujours révélé les défauts que l’on n’avait fait que soupçonner ou que l’on avait négligés. Un « détail » révélateur : combien d’entre eux se sont fait construire des palais somptueux ? Et ne parlons pas de ceux (souvent les mêmes) qui exterminent leurs concitoyens qu’ils considèrent comme des ennemis. Dans l’affaire qui nous préoccupe tous en ce moment, j’entends dire qu’il est grand temps de parler des programmes et d’oublier les scandales. Je ne souscris pas à ce discours. L’essentiel est dit et le programme ne m’intéresse guère, fût-il alléchant. A fortiori lorsqu’il est évidemment désastreux et signe une incompétence dirimante, fût-elle celle d’un candidat exemplaire sur le plan moral, s’il y en a. D’ailleurs ces programmes ne sont que des projets qui ne seront jamais réalisés tels qu’ils avaient été annoncés. On ne commande pas beaucoup à l’avenir. L’histoire et la géopolitique le prouvent abondamment. Tandis que le passé s’efface difficilement. Inutile donc de parler du programme proposé par un candidat qui ne pèse pas lourd sur la balance kantienne. Quant à l’indulgence, il est plus prudent de la laisser à la discrétion de Dieu s’il existe. J’oubliais : Béatrice et Arthur, mes deux adolescents philosophes vont voter pour la première fois. Il y a encore de l’espoir pour la démocratie.

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