La France est-elle « moisie » ?
C’est Mediapart qui a lancé le débat, le 3 septembre dernier, avec une table ronde, intitulée « contre les intellectuels d’une France moisie ». Étaient visés Éric Zemmour ( Le suicide français , 2014), qui reprend, dans ce livre, le discours du Grand remplacement (2011) du polémiste d’extrême droite Renaud Camus (les immigrés « remplacent » les Français) et, tout spécialement Alain Finkielkraut ( L’identité malheureuse 2014), lequel évoque « ces français de souche, qui se demandent où ils sont, où ils habitent et qui ne se sentent plus chez eux ». La « moisissure », cependant, dépasse largement le cadre de l’intelligentsia. On assiste à la droitisation de l’ensemble du spectre politique français : gauche radicale cacochyme, incapable de se faire entendre, PS en voie de centrisation, droite en voie d’extrémisation et un Front national toujours aussi haut dans les intentions de vote (autour de 30%), malgré la guéguerre entre le père et la fille. Serait-ce donc la totalité de la société qui « moisit » ? Les politiciens, en effet, ne sont que le reflet de leurs électeurs, auxquels ils cherchent à plaire. De nombreux éléments incitent à répondre « oui » à la question. La xénophobie se fait de plus en plus ouverte et décomplexée. Un sondage, commandé par la Commission Consultative des Droits de l’Homme, en 2014, indiquait que rien moins que 70% des personnes interrogées trouvaient « qu’il y a trop d’immigrés en France ». Au sujet des réfugiés, après avoir été carrément hostile à leur accueil, une faible majorité (53%) se dégage désormais en leur faveur, mais à la condition expresse qu’on ne dépasse pas le quota des 24.000, fixé par le gouvernement. D’ailleurs, les réfugiés eux-mêmes ne s’y trompent pas : rares sont ceux qui demandent l’asile à France, sachant pertinemment qu’ils y seront mal reçus. Fait significatif : en septembre, le président de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides) est venu personnellement en Allemagne pour chercher 1000 d’entre eux. Seuls 600 ont accepté l’invitation ; et sur ces 600, beaucoup sont ensuite repartis… Alors pourquoi ? D’abord, le phénomène du repli sur soi. Phénomène individuel (cf. le taux de syndicalisation : 8% en France, contre, par exemple, 70% en Suède), mais également collectif. Il n’y a plus – ou guère plus – de lien, ce quelque chose de commun qui détermine le « vivre ensemble ». Les fameux « communautarismes », dont on se plaint si souvent, ne font, en réalité, qu’habiter un vide : identités de substitution palliant à la carence d’une identité « nationale » évanescente. Certes, adviennent, à l’occasion, des moments de communion. Le 11 janvier 2015 est le dernier en date. Mais l’interprétation optimiste (« l’esprit de 11 janvier », supposé avoir ranimé la ferveur républicaine) a été démentie par la suite : l’égotisme et la défiance à l’égard de l’Autre ont continué de plus belle. Sans épouser la thèse d’Emmanuel Todd ( Qui est Charlie ? 2015) voyant dans les manifestants « la France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique », on peut estimer que le trait d’union de tous les « Charlie » était plus négatif que positif : la peur ! Peur du terrorisme, mais aussi peur de l’Islam, l’un étant assimilé à l’autre. Je dirais, pour conclure, que notre époque souffre, comme la Vienne du début du XXème siècle, de ce que l’écrivain autrichien Hermann Broch appelait « ein Wert-Vacuum », un vide de valeurs, espace béant de délitement et de désagrégation. Ni la République ni les droits de l’homme – trop abstraits – ne parviennent à le combler. Une Moisissure ? Plutôt un trou noir, une sorte de néant…