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Le Poulet Deshi (traduit de Ricker Winsor « Deshi chicken »)

Ce texte est la traduction en français par Jean-François VINCENT du texte de Ricker WINSOR « Deshi Chicken » publié lundi dernier. A Katmandou, je plongeai dans mon curry de poulet népalais, servi dans un bol de soupe où nagent ici et là les morceaux de poulet. En mordant le premier morceau, un flot de souvenirs me revinrent à l’esprit : à n’en pas douter c’était bien un poulet Deshi, un vrai poulet bicyclette comme en Afrique (1). Ce poulet avait vécu à l’extérieur, mangeant toutes les choses innommables que mangent les poulets, tout en sillonnant les collines du Népal. Comment je le sais ? En voici le premier signe : quand on le mord, il se rebiffe. « Putain ! Pas si vite, mec ! Tu vas la MORDRE ma cuisse et la mâcher ! J’espère que t’as la gueule bien musclée ».  Cela me fit penser au roi de tous les  poulets Deshi. On venait de s’installer quelques 100 ans an arrière de Brooklyn, dans une petite ville du New Hampshire, sûrs d’y trouver toutes les choses qui nous manquaient à New York City ; bref, un « retour à la nature ». On avait acheté une vieille bâtisse pour 11.000 dollars, et on s’était mis à la retaper, sans trop savoir comment s’y prendre. On avait un jardin et quelques poulets. Le travail de démolition – la partie facile – avait été fait, si bien que la maison n’avait plus ni murs, ni plomberie, ni électricité ; il ne restait que des lampes à pétrole et un four à pétrole, qui, un soir, a failli brûler la maison, mais c’est une autre histoire.  Seuls quelques poulets avaient survécu, les autres ayant été tués par les ratons laveurs. Toutes mes tentatives pour bâtir un poulailler à l’épreuve des ratons laveurs furent vaines : c’était évident quand, à 3 heures du matin, on entendait un cri de terreur et de mort, à vous glacer le sang, poussé par la dernière victime en date. Mais les ratons n’eurent jamais « King Kong » (c’est comme ça que je l’appelais), le coq le plus gros et le plus méchant qu’on ait jamais vu. Je finissais même par ne plus le nourrir : on était sur son territoire et il nous aurait chargé. Si je m’emportais, si je ripostais en le chargeant à mon tour, à la dernière seconde, il contre-attaquait. Un jour, notre ami, Tom Stambouli, nous rendit visite, au départ de Brooklyn. Je crois bien que c’était la première fois qu’il sortait de Brooklyn. Il quittait rarement le pâté de maisons où nous vivions, sauf quand on l’appelait pour réparer des télévisions. C’est ainsi qu’il gagnait sa vie. Il fumait les joints de première qu’amenaient les bateaux colombiens, à l’ancre au bout de la rue ; et il jouait aux échecs. C’est lui d’ailleurs qui m’a appris à jouer. Il n’avait pas hésité à faire le long trajet en voiture et il avait trouvé notre maison. Après lui avoir montré les lieux, nous fîmes un tour dans le jardin. Comme il se penchait pour regarder une laitue, tout d’un coup, King Kong le chargea et fondit sur lui, en lui enfonçant ses éperons juste au-dessus des reins. Tom péta complètement les plombs : à Brooklyn, les seuls poulets qu’on voit sont enveloppés dans du plastique. Certains gosses pensent que c’est un truc qui pousse au rayon frais du supermarché. Il avait eu une de ces frousses ; et pour moi, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. King Kong s’enfuit en contournant à nouveau la maison ; mais, plus rusé que lui, je m’en allai de l’autre côté et le plaquai au sol. Je le tenais. Bien sûr, il me tenait aussi avec son bec et ses serres, avant que je ne jette mon manteau sur lui, et que j’aille chercher ma hache avec lui sous le bras dans mon manteau. L’heure des comptes avait sonné ! Je lui sortis la tête du manteau pour la mettre sur le billot où je coupe le bois, et « couic », sa tête tomba. Je me dépêchai de retirer mon manteau de la mare de sang ; et King Kong s’envola sans sa tête, mais faisant toujours mine de vouloir foutre le bazar. Je ne sais pas s’il fit encore le tour de la maison avant de tomber pattes en l’air, mais – enfin ! – il était à terre. Maintenant, on avait l’occasion de faire un authentique « retour à la nature » : on allait manger King Kong. On chauffa l’eau, et on le pluma de notre mieux. Je me souviens qu’il nous en a fallu du temps, car on ne connaissait pas grand-chose à tout ça. Le temps que King Kong soit cuit, il était environ 10 heures du soir, et on avait tous très faim. A présent, on parle vraiment de poulet Deshi. Je me souviens que je ne pouvais même pas couper King Kong avec un couteau ordinaire. Et quand enfin on trouva quelque chose capable de le couper, impossible de le manger !…Il était trop dur ! Tom dit : « c’est comme si on mordait la cuisse de Sonny Liston ». Pour ceux qui ne s’en rappellent pas, Sonny Liston fut champion du monde de boxe poids lourd, et Cassius Clay – qui bientôt allait être « le plus grand de tous » et prendre le nom de Mohammad Ali – a dû se battre avec lui pour devenir lui-même champion du monde. Liston – « le grand ours » (2) – était le type à l’air le plus dur,  le plus vache qu’on ait jamais vu, et ses jambes ! On aurait dit celles d’un rhino. Quand « le plus grand de tous » le mit KO, « flottant comme un papillon et piquant comme une abeille », puis lui décochant un coup parfait, le coup le plus formidable jamais décoché, ce fut un de ces moments immortels de la boxe, et du sport en général. Bref, la cuisse de King Kong était comme celle de Sonny Liston. On jeta King Kong (qui n’avait pas été mangé) sur le tas de compost : aux ratons laveurs de s’en charger ! On se coucha l’estomac vide. Toute la nuit, on entendit les ratons se disputer, et c’était pas difficile d’imaginer ce qu’ils se disaient : « d’où est-ce qu’il sort, ce putain de truc ? Ou bien ils ne savent pas cuisiner, ces gens-là, ou bien ce poulet est un démon sorti de l’enfer ». (1) N.D.T. « soul food » se réfère à la cuisine afro-américaine (cf. soul music), réputée particulièrement saine. Un équivalent acceptable, tiré de la culture afro africaine francophone, me paraît être le poulet bicyclette, volatile robuste et très musclé (d’où son nom « bicyclette ») élevé en totale liberté. (2) Bar, en anglais américain, signifie aussi ours, bear (cf. allemand Bär).

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