Le ressac revanchard
Gilles Keppel, dans le livre dont j’ai fait la recension il y a peu, parlait du « ressac retro colonial » comme l’une des causes principales du djihadisme français : ce désir des descendants de peuples colonisés de « venger » l’humiliation subie à la fois par leurs aïeux autrefois et par eux-mêmes maintenant (discrimination à l’embauche, contrôles policiers « au faciès », racisme). L’émission Des paroles et des actes , du 21 janvier dernier, tout comme la soirée spéciale organisée par Mediapart, le 7 février, à Grenoble, pour lutter contre le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de la nationalité, jettent un regard nouveau sur le phénomène Ledit « ressac », en réalité, ne se limite pas aux « laissés-pour-compte », déboussolés et sans culture, proies faciles pour les imams radicaux et les recruteurs de Daech ; il touche aussi des individus cultivés, diplômés et bien intégrés dans la société. Ô certes, ceux-là ne poseront pas de bombes et ne massacreront pas à la kalachnikov. Leur « revanche » prend un tour plus policé, mais non moins implacable. Alain Finkielkraut – revenant sur l’agression verbale dont il avait été victime au cours de l’émission susnommée, dans une interview donnée à Élisabeth Lévy, le 31 janvier – s’étonnait du fait que la haine si vertement exprimée par la jeune Wiam Berhouma l’avait été par une femme non voilée, professeur d’anglais et maitrisant parfaitement les techniques de communication. Pareillement, lors de la soirée de Mediapart, étaient conviées des organisations au titre sans équivoque sur leurs intentions. Ainsi « Contre Attaques », dont la représentante, Sihame Assbague, évoquait pêle-mêle les 50 années d’oppression et d’injustice subies par sa famille d’abord, puis par elle ensuite. Sur le site de contre-attaques.org, on trouve d’ailleurs les déclarations édifiantes du dessinateur de presse franco-algérien Halim Mahmoudi, au sujet des premiers attentats de janvier l’année dernière : « Hors de question pour moi d’être Charlie ! Être Charlie ne veut strictement rien dire, ce n’est pas un trait d’identité… Ne pas être Charlie voudrait dire qu’on est contre la liberté d’expression, ou que l’on cautionne la barbarie. Pas de juste milieu. Aucune réflexion n’est autorisée, le totalitarisme prévaut. Le but était d’étouffer la liberté de penser par la liberté d’expression. Et ça a réussi. On est allé jusqu’à condamner des gens comme Tariq Ramadan pour avoir dit « je suis Charlie mais… » ou « oui pour la liberté d’expression mais… ». Pourtant, ce n’est pas l’esprit critique qui est interdit, car des gens comme Emmanuel Todd ont pu librement critiquer Charlie. Ce qui est vraiment interdit, c’est d’être porteur d’une autre culture, une autre origine. Nous (les autres) apparaissons comme un danger pour leurs démocraties (les discriminations, les lois d’exceptions en sont la traduction concrète). Ces questions raciales ont toujours agité toutes les sphères d’un État qui n’a eu de cesse de ramener nos revendications d’égalité et de dignité à de simples questions identitaires. L’attitude postcoloniale raciste par excellence ! ». Cette dernière formule résumant à elle seule son propos ; et sa défense de Tariq Ramadan, propagateur d’un islamisme soft mais déterminé, ainsi que d’Emmanuel Todd, qui, dans son dernier ouvrage, ( Qui est Charlie ? , 2015), brocardait les manifestants du 11 janvier, comme « la France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique », en dit long sur ses références : une sorte de lutte des classes, où les musulmans tiendraient le rôle dévolu par Marx aux prolétaires… Ces revanchards, par la parole ou par la plume, n’attentent en aucun cas à la sécurité publique. Cependant, ils traduisent un état d’esprit plus partagé qu’on ne le croit et mettent en mots ou en dessin une rancœur et une détestation que les terroristes – incapables d’une telle verbalisation – manifestent par des actes. On le voit : la culture n’adoucit que superficiellement les mœurs, évitant simplement le basculement dans la délinquance ou le crime. Pour ne pas choisir la haine et la vengeance – car c’est un choix – il ne suffit pas d’avoir fait des études et de s’être « casé » : il faut accepter de tourner la page et accéder au pardon, à la fois donné et reçu. Vaste programme.