Les deux flamants
C’est autour de Noël, qu’ils viennent en petits groupes murmurants – pas dérangeants, c’est vrai, auprès de mon étang – celui qui clapote au pied de la cathédrale de Maguelone ; celle qui, aux belles heures de l’été cigalant, résonne de la viole de Gambe de Jordi. Ils ont leurs zooms, ou leurs yeux, c’est selon, et me regardent presque amoureusement. Quant à moi, pas un regard pour eux ; je minaude, je renverse la tête, je fais froufrouter mes plumes blanches, celles du dessous, mon bec à peigne cancane a capella, mezzo voce : mon œil rond tout jaune convoite une petite femelle juste pour moi, à deux battements d’ailes. Je suis un flamant rose des lagunes languedociennes, beau comme un tracé de Magritte, profilé dans le flouté de ce soleil d’hiver. J’ai de la classe ; je le sais, et j’entame ma première parade nuptiale. Afrique de l’Est ; côté Grands Lacs immenses et silencieux, au bout de nulle part, posés entre montagnes et savane à fauves, au bord du grand Rift des origines. Le Nakuru, au Kenya. Surface entièrement rose du peuple des flamants. Osez quelques battements de main, et c’est l’envol massif, l’agitation musclée et lancée de ces pattes presque rouges. Plus de ciel ! Rien que nous ! murmurent tous ces oiseaux. Ivresse collective des mouvements de masse, synchronisés comme la nage du même nom. On croirait ces boules anciennes qu’on renverse et qui font de la neige. Mince, c’est le ciel qui, à présent est rose ! 80% de mes congénères vivent ici, au bord de ces lacs d’Afrique ; les cousins européens, surtout en Camargue et Languedoc, se contentent d’être 57000 couples. On partage un nom savant, en latin, s’il vous plaît ! « phoenicopterus ruber roseus » (si je me suis trompé dans l’orthographe, il existe quelque part, un JF Vincent qui corrigera). C’est en Tanzanie, au lac Natron et son étrange et puissante salinité, que je suis né. Mes deux parents m’avaient couvé alternativement ! Partage des tâches que nous envierait plus d’un humain, sauf à être vraiment en pointe dans les rapports homme-femme. Mon nid ressemblait à un petit monticule de vase et l’œuf unique était posé dessus, comme au rugby, quand le buteur cale son ballon ovale. A la saison de la nidification, le paysage, ici, ressemble du coup à ce qu’on voit à la TV de la surface lunaire. Dire que j’étais beau, dans mon jeune âge ; non ! Franchement terne et passe-muraille ; tout en gris, blanc sale ; bec droit, cri de mulot qui se prend la patte dans la porte ! Moche, et fragile ; je ne volerai qu’au bout de 80 jours ! Avant, j’ai dû patouner comme n’importe quel mammifère ; honte à mon espèce ! On a été plusieurs de mon avis : à quoi bon hiverner ailleurs que dans notre Languedoc ! Il y a des hivers doux, l’immobilier pour nidifier garde une bonne cote ; un ancêtre qui passe pour sage, pontifiait récemment, en chaussant ses lunettes : – ici, c’est la culture ; il y a « Sauramps » ! la migration, bien sûr, c’est du panache, de l’aventure ! Mais ça date ! Ça fait un rien « oiseau de pays en développement ». Et puis, que de risques ! De moins en moins couverts par nos assurances. Non, laissons ces grands flux aux hommes, qui, eux, n’hésitent pas à voir leurs bateaux couler au fond de Mare Nostrum, avec eux, en prime… Bien entendu, rester « au pays » a d’éventuels désavantages. Les prédateurs, entre autres, surtout pour les malades et les jeunes ; ainsi, ces goélands patauds avec leur allure maladroite : redoutables. Ceux, dont parle Victor Hugo, ou Baudelaire ? Je ne lis pas trop ! Sans compter le pire pour nous : l’hiver, son froid intense, le gel, la pellicule glacée sur l’étang ; on s’endort à la flamant : la tête blottie sous l’aile, sur une patte comme les chevaux de Camargue, et, pan, au réveil, fines pattes bloquées, dur billet vers la mort ! Des anciens m’ont raconté – Berezina de toutes les Russie, l’hivernée 1985, où pas moins de 3000 cadavres blanc et rose parsemaient les sansouires d’ici jusqu’aux Saintes Maries. Brrr !! alors qu’il fait si doux, j’ai l’impression d’être fourré de courants d’air… Ce n’est qu’entre deux et quatre ans que nous prenons notre panoplie d’adulte magnifique, harnaché, et en capacité de séduire nos congénères femelles : haut sur pattes (presque 2 mètres) coloré de rose et rouge, bec arrondi muni du peigne trieur – breveté SEB, pour filtrer l’eau et la vase porteuse de ces petits crustacés qui donnent notre couleur. Mais avant, il m’a fallu avancer avec les autres, « à pattes », gagner par marais et bush, à la merci des chacals et des guépards, les rives d’autres lacs… certains d’entre nous se sont perdus, à la manière des éléphants, quittant le troupeau ; d’autres, blessés, ont été abandonnés – dure loi des espèces africaines en migration. Ouf, j’ai pu voir le bout de mon voyage ! Et, pas plus tard qu’il y a quelques semaines, ce fut le moment de l’envol ! Rite d’initiation à la façon des moranes, ces jeunes guerriers Massaï ; prendre l’air, et soudain, lancer ces flèches-pattes rouges ! monter en altitude ! En bas, loin dans le soleil à la verticale de l’Afrique équatoriale, ces eaux, ces chemins, ce lac de toute mon enfance. Là-bas, droit, où nous mènent les savoirs archaïque et sûrs de notre chef de vol, un autre grand lac, et, piquée droite et fine, à peine moins rosée que moi ; la femelle, la parade pour la conquérir, celle à qui je serai fidèle toute une année, mais rien qu’une année (il n’y a que des humains pour tenter de battre notre record ; mais, chacun sait qu’ils sont vantards et présomptueux)… L’étang des flamants, juste avant Noël, à Maguelone … bonne année à tous ! Martine L. Petauton