Les laboratoires Turcs ?
Depuis peu de temps, la Turquie de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement – islamo-conservateur) du Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan se trouve sur le devant de la scène de l’actualité. En effet, des manifestations ont éclaté au Parc Taksim Gezi d’Istambul dès la fin mai 2013. N’étant que quelques dizaines au départ, les manifestants ont vu leur nombre se multiplier jusqu’à devenir une menace pour le pouvoir et même le régime en place. Face à ce mouvement, les autorités hésitent entre réprimer et tenter plus ou moins de calmer le jeu. Mais, au-delà de cette question, si ces manifestations représentaient l’aube d’une sorte de laboratoire turc, et lequel… ? Ce n’est pas la première fois que la Turquie apparaît ainsi comme un « laboratoire », dans l’histoire contemporaine, depuis les années 1920… C’est effectivement au lendemain de la Première guerre mondiale que la Turquie devint le siège d’une sorte de révolution, sous l’impulsion de Mustapha Kemal « Atatürk ». Comme on le sait, ce dernier décida de rompre avec la période ottomane et de réformer radicalement son pays. Très influencé par les grands principes de la Révolution française de 1789, il instaura notamment la laïcité dès 1922, proclama la République et donna le droit de vote aux femmes ; ceci, bien avant la France, et dans un pays musulman ! Il fut le Président de cette jeune République jusqu’à sa mort en 1938. Par la suite – et ceci était vrai depuis les débuts de la « révolution kémaliste » –, l’armée, qui effectua d’ailleurs plusieurs coups d’état entre 1960 et 1980, se considéra toujours comme la gardienne des acquis des réformes de la période de Mustapha Kémal, et avant tout de la laïcité. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la période du second « laboratoire » : celui de la Turquie de l’AKP. C’est en 2002 que les islamistes modérés du Parti de la Justice et du Développement arrivèrent au pouvoir, après avoir remporté les élections (de même pour celles de 2007 et de 2011) – tout en étant surveillés de près par l’armée. On put espérer alors en la naissance d’un parti nouveau en pays d’islam, qui combinerait une sorte d’islamisme modéré et un conservatisme du type de celui de la démocratie chrétienne allemande – par exemple. Soit une force islamo-conservatrice, qui rejetterait l’extrémisme. Il y avait trois éléments : le maintien des principes de la laïcité, un développement du respect des droits de l’homme et une négociation (entamée en 2005) devant aboutir, à terme, à l’adhésion du pays à l’Union Européenne. Erdogan devait être l’homme de cette évolution. Or, progressivement, l’AKP du Premier Ministre turc connut un processus de raidissement, malgré les progrès économiques importants du pays. C’est dans ce contexte que se situe le mouvement protestataire actuel issu des manifestations du Parc Taksim Gezi. A l’origine, cette affaire peut sembler vraiment banale : quelques écologistes et riverains qui s’opposent à la destruction de ce parc, dans le cadre d’un projet d’aménagement prévu par les autorités. Il ne s’agissait que d’une simple restructuration immobilière, mais envisagée – il est vrai – dans le cadre d’un des très rares espaces verts de la ville. En tout cas, ce catalyseur mit le feu aux poudres ! Les manifestants devinrent de plus en plus nombreux et les violences policières s’accentuèrent (plusieurs milliers de personnes blessées – et parfois grièvement – au début juin). Il ne faudrait pas croire que ces manifestants aient une coloration politico-idéologique unique. On y trouve aussi bien des gens de droite que de gauche, ou bien encore des nationalistes et des kurdes. D’ailleurs, les revendications des révoltés sont très hétéroclites, et même contradictoires, allant de la défense de l’environnement (détonateur local initial) et de la défense de la liberté d’expression et de la presse à la limitation de la vente d’alcool, en passant par ce qui touche à la Syrie, etc. Des comparaisons ont pourtant été faites, en raison de l’ampleur de la répression policière, avec le printemps arabe, le fameux mouvement des indignés ou celui de mai 68. Ce qui est certain, c’est qu’actuellement presque toutes les provinces connaissent une extension du mouvement originel et que la répression menée face au mouvement protestataire ne laisse présager rien de bon. Mais, le pouvoir semble de plus en plus divisé sur le comportement à tenir face au mouvement. Ainsi, le 4 juin, le vice-Premier Ministre et porte-parole du gouvernement, Bülent Arinç, a présenté ses « excuses » aux manifestants pour les violences policières qui eurent lieu au début du mouvement et qui entraînèrent son essor ; mais pas pour celles qui eurent lieu ensuite… ! S’agit-il d’une tentative de diversion tactique ? Le mouvement de protestation s’éteindra-t-il de lui-même, avec une éventuelle accentuation de la répression ? Ou bien irons-nous, à terme, vers une Turquie nouvelle, fondée sur la jeunesse et l’extension des libertés ? Ce mouvement est tellement complexe et la solidité du régime non négligeable (il dispose de nombreux partisans) qu’on ne peut donner aucun pronostic. La Turquie d’aujourd’hui au miroir de l’Histoire , Confluences Méditerranée n°83, Editions L’Harmattan, janvier 2013