Loin de Paris (16) Puisaye
Les champs de maïs assoiffés que des tuyaux abreuvent, les champs de blé moissonnés à la blondeur éteinte, et au-dessus de tout ça, on n’ose pas lever la tête, il doit y avoir un impitoyable soleil d’où provient la lumière sans nuances sous laquelle tout paraît terne aujourd’hui comme c’était le cas hier, et ce sera pareil demain sans aucun doute, puisque le temps de ce mois d’août est bloqué. Ça fait penser au roman de Queneau Saint Glinglin, dans lequel la Ville Natale – c’est ainsi qu’elle se nomme – est installée sous un beau temps perpétuel dont tous ne se réjouissent pas, un « sec » dont le responsable est un « chasse-nuages » installé dans le village (pour nous, le responsable est, dit-on, un anticyclone immobilisé sur les Açores). C’est la période de chaleur maximale, quand l’horizon semble si hermétiquement scellé qu’on n’imagine pas que de l’air frais, s’il en existe à proximité, puisse se glisser dessous (entre-temps cette fraîcheur est inopinément venue, et chacun reste face à l’énigme de sa propre fragilité psychologique). Pour survivre, nous avons la chance de pouvoir nous entasser dans une voiture, toutes vitres baissées (pour profiter d’un afflux régulier d’air chaud) et de nous rendre dans une maison amie qui dispose d’une piscine : une piscine certes pas très longue, et dont on pourrait critiquer le dessin, mais une piscine remplie d’eau propre, avec une planche d’où plonger et une échelle pour ceux qui ne se sentent pas sûrs de leur talent. Nous exhibons bravement nos corps tels qu’ils sont, en les recouvrant un peu ou pas du tout (l’atmosphère est ici indulgente). Un minimum de bien-être revient, une fois qu’on s’est immergés et ébroués. Reste à faire connaissance, à dire qui l’on est et comment on se trouve être venus ensemble. Des arbres entourent le bassin, d’un côté on entrevoit un champ, mais le ciel et sa bouche de chaleur ne se laissent pas oublier, et l’avancée du jour n’apporte pas d’atténuation. Vers deux heures du matin, on est encore coincés à la table du dîner, sur le gravier devant la maison. On échange des paroles frivoles pour une part, pour une part dramatiques à force d’être personnelles. Il faut s’écarter un peu des convives et de la lumière, avancer dans l’herbe – une pierre blanche marque le lieu où est enfouie l’urne cinéraire des propriétaires précédents, protecteurs des arts sans qui nous ne serions pas là – pour apercevoir, en levant la tête, les étoiles, la Voie lactée et Mars, et ce qui reste de la lune. La chaleur est toujours absurdement excessive, mais ce qui me retient de rejoindre dans l’eau de la piscine le maître de maison qu’on entend grogner de plaisir, c’est l’espace inconnu et noir planté d’arbres aux branches basses qui nous en sépare, et surtout le sentiment, qui m’angoisse, d’avoir trop bu au fil des heures. Non seulement il fait étouffant, mais je suis enfermé en moi-même et dans ma bêtise. C’est râlant. Comment rompre ce mauvais charme ? La vie offre quelquefois une seconde chance. Vers trois heures, nous roulons lentement le long d’un immense champ de tournesols aux fleurs réduites à rien par la combustion. « J’en ai vu quelques-uns à l’aller, vers le début du champ, qui étaient à peu près intacts », insiste la maîtresse de maison, qui rêve d’un bouquet pour égayer et rafraîchir la table basse qu’elle a devant sa cheminée. Je la suis dans le noir sur le talus, puis en bordure du champ. La voiture que conduit son mari zigzague lentement sur la route, pour pouvoir de temps en temps tourner un peu vers la droite et orienter ses phares vers nous. « Là-bas, je les vois », s’écrie-t-elle gaiement. Ce sont des tournesols plus bas que les autres, que le soleil n’a sans doute pas pu atteindre. Elle les coupe un par un, avec le sécateur qu’elle avait pensé à emporter avec elle, et me les tend. Le bouquet se compose dans mes mains. Au-dessus de nous, la nuit d’août scintille vertigineusement. Un peu saoul de fatigue, de chaleur et d’alcool, j’ai l’impression que la scène comporte une signification qui m’échappe. Qu’il faudrait que je m’en souvienne, ou au moins que ma conscience continue à se tenir là, sur ce bout de route quelque part en Puisaye, entre Saint-Fargeau dans l’Yonne et Entrains-sur-Nohain dans la Nièvre. Pierre Pachet * Ce texte est précédemment paru sur « La Quinzaine Littéraire » * « Loin de Paris » (Editions Denoël. 2006)