Loin de Paris (17) Campagne
Avec la fin des vacances des citadins, la campagne se retrouve comme inhabitée. On n’y croise presque plus d’être humain, que des arbres, arbustes, taillis, herbes, ronces à mûres, avec de loin en loin un agriculteur sur son tracteur qui efface sa solitude en mettant son transistor à fond. Et quelques troupeaux de charolaises dans les prés, occupées studieusement à brouter, rangées d’instinct parallèlement les unes aux autres, ou regroupées dans un coin au milieu de l’après-midi à attendre que les choses se digèrent et passent. Ce n’est plus de nos jours la campagne dans laquelle on se rencontrait sur les chemins, seuls ou en bandes, comme dans les romans de Bernanos ou dans Tess d’Urberville de Thomas Hardy. A peine si dans le bourg – car on approche vendémiaire – quelques personnes se rassemblent autour des vignerons pour aider au travail, pour bavarder, et le soir, grisés de moût, pour pousser des cris qui n’éveilleront guère d’échos. Depuis août il a plu, l’herbe a un peu reverdi et la terre a tourné sur son axe : les journées font plus tôt sentir leur limite. Sous le ciel couleur de thé au lait, la forêt est d’un beau vert sombre, méditatif. Une rose jaune de septembre, au parfum délicat et sobre, jouit de la chaleur du mur. Les merles farfouillent à grand bruit dans les raisins noirs de la treille. Un dahlia particulièrement réussi, dans l’air calme, montre ses pétales plissés de façon un peu artificielle, un peu trop concertée. On sent que tout bascule, peut et va basculer. Cette immobilité est lourde de mouvements à venir. Les colonnes de nuages empilés dans le ciel donnent une impression de stabilité inquiétante. Silence et immobilité un peu solennels, avant les rangements, avant les changements, avant les décisions. Les hirondelles tournent à faible hauteur en criant, comme si c’était leur dernière chasse aux insectes avant le grand départ pour l’Afrique, dont des signes imperceptibles pour nous les ont averties, et dont elles garderont la date secrète jusqu’au dernier moment. Les rares mouches de septembre, ivres d’été et de solitude, et affolées par l’odeur des grains de muscat, zigzaguent absurdement, coincées dans les pièces dont les fenêtres sont désormais souvent closes avant le soir. Adieu à l’été. Châteaux de maîtres, châteaux d’eau. Les grands pylônes majestueux et aériens à quatre bras soutiennent des câbles qui traversent nonchalamment le paysage pour lui prodiguer la bienfaisante électricité. Le train s’arrache à son inertie. Une série de wagons rouillés portent l’inscription peinte en blanc « réservé exclusivement au transport de sable ». La terre retournée des champs moissonnés, avec des nuances profondes de rouge ferreux ou cuivré, de brique, de brun ou d’ocre, évoque – sur d’autres tons – les nuances de la mer quand on la regarde une dernière fois avant de quitter la plage. Un couple de chevaux se tiennent compagnie : l’un acajou, l’autre d’un noir profond qui va jusqu’au mauve. Et pour finir un soleil rouge et plein stationne au-dessus d’un étang hébété, dont l’eau immobile se sépare en bandes argentées, alternativement guillochées et impeccablement polies. Pierre Pachet