Loin de Paris (18) Laval d’Aix
Les arbres (vers Valence) sont passionnants, si intenses dans leur jaillissement, leur taille, leur ampleur. Ce sont eux les dieux de la Terre, et sa création la plus noble. Arbres plantés ou espacés par les hommes, cyprès alignés, rangée de peupliers sensibles, instruments à vent si raffinés qu’on pourrait oublier d’écouter leur musique et se contenter d’en être enveloppé, forêt entretenue, limitée, encerclée de cultures : arbres qu’on a domestiqués sans faire céder leur force irrépressible, parente de leur fragilité soumise aux vents auxquels ils confient le frémissement de leurs feuilles et de leur ramure. Ils montent vers la lumière pour s’en nourrir et pour l’exalter. Les voitures elles aussi sont splendides, nées de la Terre ( gègéneis , dit-on en grec quand on parle des Géants), de ses métaux, ses substances, de ses génies, qu’elles soient immobiles ou en mouvement sous le soleil d’octobre, neuves ou abîmées. Quant aux montagnes qui se lèvent à mesure que le train avance, étagées comme les plans d’un riche tableau, avec au fond les Alpes traitées au lavis, puissantes bien qu’elles semblent faites de brume, elles sont la Terre. À mesure qu’on s’en approche, elles deviennent plus consistantes, plus matérielles. Par exemple le Vercors, l’un des noms héroïques de la France, de sa noblesse moderne. D’autres plus lointaines. Et tout près de la route des parois rocheuses habillées de broussailles multicolores, vert sombre, jaune brûlé, orange ; d’autres nues, de pierre blanche. Vers 4 heures du matin, à Laval d’Aix, dans la nuit noire, un rêve me réveille. Les volets de bois qui recouvrent la devanture de la boutique de mon père – qui n’a jamais possédé ni tenu de boutique – étaient disjoints, abîmés. J’essayais de réparer, avec la gaucherie de qui est enfoncé dans la paralysie du sommeil. Accourait pour m’aider un comédien au tempérament un peu moqueur et sourdement violent, une sorte de Patrick Dewaere, de Daniel Auteuil. Encouragé par d’autres acteurs qui l’entourent bruyamment, au lieu de m’aider le voici qui se met à démantibuler la devanture, à la saccager. Consterné je ne sais qui appeler à l’aide, à témoin, me sentant seul contre tous. Ce qui a motivé cette chute dans le rêve, me dit Serge Fauchereau lorsqu’il m’entend le raconter, c’est peut-être un court-métrage polonais de Polanski que nous avons vu la veille, « La lampe », dans lequel une boutique de réparateur de poupées, méticuleusement filmée, prenait feu quand une lampe électrique y provoquait un court-circuit. Les passants, tard le soir, ne remarquaient pas l’incendie qui faisait rage derrière les volets fermés. À moins que ne m’ait obsédé la préparation du débat auquel je devais participer le lendemain à Die, dans la Drôme, avec Fauchereau, Agata Tuszynska et A. Spire, autour de l’œuvre de Bruno Schulz, l’auteur des merveilleuses « Boutiques de cannelle ». Ces boutiques du Drohobycz des années 30 continuent à exister, à survivre aux rues et au monde dans lequel elles menaient leur vie fragile. Quand on y pénètre, dans une odeur délicieuse ou vénéneuse, on rencontre des personnages qui ne sont familiers qu’en apparence (le père, la bonne) et des pensées à la légèreté imprévisible, irisées, étonnamment libres. Pierre Pachet * Ce texte est précédemment paru sur « La Quinzaine Littéraire » * « Loin de Paris » (Editions Denoël. 2006)