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Loin de Paris (19) Iasi

Au Sud-Est de la ville de Iasi (Roumanie), une fois passée la rivière Bahlui au nom tatar, sur un pont rouge, un second pont permet au boulevard de passer au-dessus d’une zone plus basse. C’est sous ce pont que se trouve le Bazar de sub pod (« le bazar sous le pont »). Nous marchons sous les acacias et les tilleuls ensoleillés encore garnis de feuilles blondes, suivant un mouvement général qui conduit à des marches de ciment et à l’entrée du marché, en contrebas. Des mendiantes tziganes accompagnées de très jeunes enfants emmitouflés (l’un d’eux pleure) demandent la charité et l’obtiennent parfois. On acquitte un modique droit d’entrée et l’on entre dans l’espace du bazar, pacifique et ordonné. Des allées rectilignes et encombrées entre de petits stands, des étalages abrités par des bâches. Ici, hormis de la nourriture, on trouve de tout, tout ce dont le manque rend la vie pénible, tout ce qui était si difficile à se procurer sous le régime soviétique ou de « démocratie populaire ». Énumérer ces objets étalés sur des tables, suspendus à des tringles, ou rangés dans des présentoirs de fortune est déjà un plaisir. Des cannes à pêche déployées dans toute leur hauteur, fabriquées en Allemagne, en Italie, en Corée ou en Chine. Et des nasses en fil de plastique vert sans lesquelles l’attirail est incomplet. Des bougies de moteur neuves ou d’occasion (ces dernières nettoyées et frottées). Nombre de hachoirs à viande (avec une grille ronde sur le devant, et une manivelle à l’arrière), indispensables dans ces pays où les boulettes de viande sont aimées. Des housses de volant de voiture en simili cuir, très chics. Des antennes paraboliques, ou des antennes télé traditionnelles en forme de gril. Des tuyaux blancs flexibles, pour le gaz, des tuyaux blancs métalliques en rouleaux, pour la plomberie. Et évidemment, pour éviter les fuites avec leurs conséquences de cuvettes à vider ou de pansements de serpillières, des raccords métalliques ou en plastique, ces objets qu’on rapporte chez soi et qu’on ajuste enfin avec joie devant une épouse admirative. Des cuvettes de WC et des réservoirs de chasse d’eau en plastique venus de Turquie. Des pneus, des robinets. Des perceuses allemandes et des forets, des écrous, des bacs d’évier métalliques à installer pour se défaire d’éviers en porcelaine fendillés et trop souvent rafistolés. C’est la caverne d’Ali-Baba, dirait-on, ou plutôt le sous-sol du BHV installé en plein air. Les acheteurs marchent lentement, calmement, concentrés. L’angoisse qu’inspirent toujours un peu les marchés ou les foires, qui tient à la probable inadéquation entre la demande et l’offre (trouverai-je ce que je cherche ? trouverai-je un acheteur pour ce que je propose, et que j’ai moi-même acheté ailleurs ?), semble ici apaisée. C’est que les marchandises exposées ne sont pas en quantité excessive, ni trop réduite. En écoutant de la musique de  manele (c’est de la musique tzigane – disons manouche – mêlée d’influences turques et balkaniques), les clients potentiels s’intéressent aux inévitables blue-jeans, à des pantalons bruns faits pour contenir des derrières dignes d’admiration, à des soutien-gorge blancs ou rouges très enveloppants, fabriqués en Chine. Et partout, suspendues à des cintres ou entassées, les vestes de cuir ou simili cuir noires que tant d’hommes portent dans les rues pour se protéger du froid et du vent, et de sympathiques bonnets, de fourrure ou de cuir, tronconiques ou ronds, hauts ou écrasés, venus de Russie ou plus simplement de Moldavie, de l’autre côté de la frontière. Moi aussi je marche dans les allées, mâchonnant un petit pain au sésame en forme d’anneau (ce qu’à New York et ailleurs on nomme un  bagel ), et je regarde les objets en cherchant des mots pour les nommer. Pierre Pachet

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