Loin de Paris (9) : Angers
La vitesse de ce train projeté dans l’espace avec son immobilité interne, la ponctualité même du TGV Atlantique, à laquelle on s’imagine avoir un droit sacré (« arrivée à 12h 13″), exposent par contraste à l’irritation et à l’ennui, qu’il faut combattre à l’aide de magazines, de mots croisés et de grignotage. Les journaux sont pris entre leur fonction attrayante ou distrayante, et le souci qui rôde: la Côte d’Ivoire tourne décidément mal, une fois de plus le Centre de prévention des génocides de Bruxelles alerte sur le risque de massacres, mais qui voudrait agir? Ou alors on se tourne vers les parois transparentes qu’on ne peut vraiment nommer des fenêtres, pour se soumettre à l’afflux de choses visibles qui comble l’attention (dès lors qu’on s’est déterminé à boire à cette source), puis finit par l’excéder. Trop de choses qui n’ont pas le temps de faire paysage. La conscience, privée de ce support où se rassembler, éprouve sa propre instabilité. Ciel de crachin, bleuté cependant. Puis avec le temps – car le train avance dans le temps autant que dans l’espace – le ciel s’ouvre, révèle du bleu, le bleu énigmatique qui est l’un des fonds de nos vies. Sous le ciel à présent très dégagé, les arbres arrondis que n’agite aucun vent semblent sages, en attente, comme placés par un accessoiriste. Dans cette France septentrionale prospère, presque replète, tout est encadré: un tout petit cimetière isolé dans les champs avec une chapelle droite en son milieu est enclos d’un mur, comme si on pouvait enclore ou domestiquer la mort. Une demeure opulente exhibe ses fenêtres entourées de briques nervaliennes. L’eau des étangs bordés d’arbres capte le bleu du ciel pour le restituer plus vibrant encore d’être enclos et reflété. Une escouade d’oies marche le long d’une haie, blanches sur l’herbe très verte. C’est très réussi. Des champs géométriques font alterner leurs couleurs: des champs mauves ou d’un jaune passé, puis un carré de vert cru qui saute aux yeux, et le vert cuivré d’un grand rectangle de choux. Ce cuivre, on se réjouira de le manger bientôt, les soirs de froidure, même si la cuisson l’a entre-temps délavé, en a dilué le bleu mordant (en un accès d’exaspération vite résorbé, j’éprouve par contraste une faim violente de paysages méditerranéens, de la côte grecque découpée – à peine aperçue en juin 2001 sous l’aile grise d’un avion qui m’emmenait à Tel-Aviv). On assiste à la clôture du Festival d’automne de la nature (Soizic attendait tous les ans avec excitation de recevoir le programme du Festival, ses concerts, spectacles, rencontres). Sur les talus des fougères brûlées, oxydées, donnent encore le ton. A côté des deux dominantes de la matinée – vert chlorophylle et bleu azur – les couleurs tentent de se marier, s’insèrent dans un dernier rideau peint. Des arbustes rouges se risquent à côté de sapins vert- 1bleu; un camion vert fait son travail. Sous des bâches transparentes tenues par des arceaux se préparent d’autres nourritures, pour d’autres façons de brouter la terre: des laitues, de la mâche peut-être. Dans une rue déserte d’Angers traversée à toute vitesse marche un Africain vêtu d’un magnifique complet-veston vert. Puis à nouveau la campagne: champs de maïs desséchés sur pied, silos en métal terne ou brillant. Dans le train du retour, au soir d’un autre jour, des arbres assombris se détachent, à la Poussin, sur un ciel humide mais encore clair, baigné de bleu, dans lequel de légers nuages ont délayé leur encre. Une pépinière de bouleaux au garde-à-vous, presque dépouillés, avec seulement un délicat bouquet de ramure à leur tête, dessiné à la chinoise. Les arbres et l’herbe montent vers le ciel, comme si la nature entière était animée d’un mouvement vertical. Mais sous la terre toute une vie grouille, des tonnes de vivants invisibles se nourrissent. » À toute heure, on entend le craquement confus / Des choses sous la dent des plantes » (Hugo, « Le Satyre »). Une route qui borde la voie devient elle-même bleue, dans la lumière faiblissante. La jeune fille qui passe entre les rangées de sièges du compartiment pour regagner sa place porte un pull blanc un peu dissymétrique qui fait ressortir la droiture de son maintien. Les fils télégraphiques ou électriques, à l’approche de la nuit, semblent plus menacés, plus indispensables. * Ce texte est précédemment paru sur « La Quinzaine Littéraire » * « Loin de Paris » (Editions Denoël. 2006)