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Mon pays des Lumières, aux portes de la nuit…

Elle s’appelait Jehanne. Une blonde, toute douce. Je m’en souviens comme si c’était hier, c’était une de mes premières élèves, en ma première année de prof (non, nous n’avions pas d’IUFM, nous non plus. On m’avait dit « tiens, la clef du placard, le magnéto – à bandes, help !! –, les craies, et bon courage !!! »). Très vite, le bruit a couru. La pauvrette, elle en rougissait. A son approche, les voix passaient en sourdine, on la regardait en chuchotant. On discutait de son cas en salle des profs… – Il paraît que son père est CRS. – Oui, je l’ai rencontré à la réunion, un beauf à la Cabu. – La pauvre gamine, elle avait un prénom prédestiné… Ses camarades la défendaient. – C’est pas sa faute, Madame, si elle a pas fait son travail. Vous savez bien, c’est pas facile, pour elle. Car devinez quoi ? Le père de Jehanne… votait Le Pen. Je vous parle d’un temps où la vie était douce, où voter FN vous stigmatisait comme aux premiers jours du SIDA, où les moustachus du Front rejoignaient les moustachus à la Freddy Mercury dans un difficile outing ; d’un temps où l’on vous regardait avec horreur et compassion, partagé entre le chagrin et la pitié. Personne, non, personne n’aurait osé revendiquer en public son appartenance au parti de JMLP, hors réunions de famille avinées et/ou soirées entre anciens de l’OAS. L’information circulait sous le manteau, alimentée par la rumeur. Voter FN, c’était vraiment la fin du monde, c’était comme avouer qu’on était fils de collabo. Voter FN, c’était le MAL. Et il est bien loin, aujourd’hui, ce temps des cerises. Car être frontiste, aujourd’hui, c’est carrément tendance. C’est, comment vous dire, jazzy, funky, à la limite du groove. Hey man, si tu veux être « cool », vas-y, come on, baby, Marine is the place to be !!! Ils sont partout, David Vincent n’est plus le seul à les avoir vus. On a le droit, aujourd’hui, de se revendiquer ouvertement comme étant d’extrême-droite. Il y a quelques années encore, voter Le Pen, ça vous posait son homme ; la France alors de se gausser des Autrichiens et autres nazillons d’Europe, des Waldheim au passé brunâtre et des Haider à l’arrogance fière. Chez ces gens là, Monsieur, on ne se prétend pas Français : « ça » n’arriverait jamais chez nous, ce style de peste brune… But times they are a changing. Le loden a le vent en poupe, tout comme le carré flou et la messe en latin. La CGT, le Facteur, et surtout les Dupond et Dupont du PS, eux, complètement has been, peuvent aller se rhabiller… Parce qu’à force de crier au loup, il sort du bois. Et on a tellement hurlé « Sarko-facho ! » que les véritables fascistes, en pleine conscience démocratique, en pleine confiance républicaine, préparaient tranquillement leur accession au pouvoir… Oui, la France était dans la rue, la France faisait grève, la France militait, la France râlait. Sarkozy, c’était le MAL. Pendant ce temps, au cœur des villes et des campagnes, la droite extrême prenait la clef des chants. S’appropriait la Marseillaise, à deux doigts de redorer le Chant des Partisans à grands coups de croix gammées… Et son tour de force aura été de supplanter la véritable droite dans l’identité nationale. Faisant feu de tout bois, un pan de burka par ci, un meurtre d’enfant par là, la droite de Marine brandit les joggeuses assassinées et les cantines hallal comme autant de bulletins de vote. Et peu à peu, l’image du bouledogue éructant s’est effacée de nos mémoires, laissant apparaître cette néo droite hype and smart, politiquement correcte, aussi huppée qu’un dîner chez Lipp, aussi policée qu’une dorure de l’Académie. Et puis n’oublions pas que nos partis classiques, sortis de vagues pages Facebook au PS ou d’un lip dup à l’UMP, sont des partis de vieux, au mieux, de trentenaires déjà fatigués. Nos jeunes vivent avachis entre consoles et tablettes, l’œil rivé sur Skype, l’oreille abimée par Deezer. Un élève de terminale m’a récemment avoué ne pas savoir situer la Suisse – « c’est vers la Roumanie, non, Madame ? ». Alors la Syrie, vous pensez… Le Printemps Arabe ? Déjà oublié… C’est sûr que ce n’est pas dans le 93 qu’on irait se twitter des rassemblements politiques… Et je n’ose même pas imaginer la panique si une catastrophe de l’ampleur de celle qui s’est abattue sur le Japon frappait notre pays. Là aussi, mes élèves m’avaient sidérée : « On s’en fiche, Madame, puisque c’est pas chez nous ! ». Une autre : « Moi, ça me plairait bien, d’assister à la fin du monde… » Non, les rares jeunes engagés, hélas, font partie de la garde rapprochée de la nouvelle diva des cantons. Pour un Clément Méric, combien de petits fachos aux dents longues et aux idées si courtes qu’elles en conspuent la Shoah et toute dignité… ? Oui, elle s’appelait Jehanne. C’était au début des années 80. Elle avait honte, parce que son papa votait Le Pen. Aujourd’hui, 7 novembre 2013, quand des enfants semblant sortis des Jeunesses Hitlériennes jettent des bananes à une Ministre de la République, quand des Mosquées sont incendiées comme lors d’une Nuit de Cristal, quand des journalistes noirs doivent écrire une tribune dans le Monde pour exprimer leur désarroi, alors même que de l’autre côté de l’Atlantique un maire quasi d’extrême-gauche, aux beaux enfants métis, prend le pouvoir dans la Grosse Pomme, au pays tant conspué par tous les « gauchistes » toujours prêts à faire la chasse aux méchants « Ricains », j’ai honte de mon pays. La paille et la poutre, toujours. Mon pays des Lumières, aux portes de la nuit. L’étape suivante ? Ce sera lorsque « elle » sera au pouvoir, et qu’« elle » interdira certains partis. Réveillez-vous ! Ne pas réagir, c’est le MAL !   Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit. je n’étais pas communiste Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit. je n’étais pas syndicaliste Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit. je n’étais pas juif Quand ils sont venus chercher les catholiques, je n’ai rien dit. je n’étais pas catholique Et, puis ils sont venus me chercher. Et il ne restait plus personne pour protester. Pasteur Martin Niemöller

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