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Naissance de la mémoire

J’avais bondi, cœur tout agité, la nuque trempée, tremblant. Noir total. La main de Margoula passa sur mon torse ; ensommeillée elle murmura quelques mots rassurants. J’avais crié et bondi. Aucune image, pas de bruits, nulle parole. Je ne me souviens jamais de mes rêves. Se lever, aller chercher à boire, allumer les escaliers et gravir les marches sous la lumière tiède et jaune, le grain du béton sous la plante des pieds, le grincement de la clenche. La cuisine. Un verre. S’asseoir et écrire. Ecrire, écrire, écrire. Déposer les mots de tout le tourbillon, avec la fatigue de l’esprit, le corps comme un train filant loin là-bas, ignorant les gares. Ecrire, marcher dans la brume de la tête confuse, dans le corps oublié du bout des doigts à laisser l’empreinte de quelques impressions, de sensations, d’idées et de sentiments. J’avalai le verre, roulai un petit truc. Qui m’aurait rejoint volontiers dans cet hiver ? je me disais. Le petit matin viendrait bientôt, tout gorgé d’espérance, j’écrivais à propos de vous, mes dames et demoiselles, je gardais le chemin, j’avais un peu froid de votre absence, mais je savais que c’était l’absence et le temps passé qui sculptaient mon écriture. Oui j’avais froid et la bombe hasch commençait à agir, j’écoutais de la musique dans la nuit bleue, mon talon suivait le rythme lent. L’hiver cette année ne ressemblait pas à l’hiver, et rien ne semblait vouloir arriver, même le silence se tenait à l’écart dans lui-même, de l’aube à la nuit tombante. Le mutisme étoilé du ciel était un manteau sur la terre, à peine les bêtes parlaient dans la nuit. Cette mélancolie des ténèbres, la suspension de toute chose, le désordre figé, la tristesse de l’absence, la figure qui s’évanouit, tout paraissait suivre le principe du vide, l’appel du néant. J’essayais de repenser ; activer la mémoire. – A chaque fois que tu montes dans ma voiture, tout se met à vibrer en moi, dans le creux infini de mes entrailles. Tu es là à mes côtés et tout bascule dans un trouble délicieux. Mon ventre alors en est le centre de gravité. Tout est possible, me disais-je, et elle confirmait en souriant. Rideaux tirés, la pénombre de la chambre, les vêtements épars, les corps retrouvés enfin dans leur fusion magique, leur expérience nucléaire, souffles et murmures. Non non non, oui. Oui. Qu’il est beau ton babil muet derrière tes yeux, cette folie qui abonde et bondit sur moi, tes dents qui accrochent ma surface, tes griffes à l’angle d’ongle en ombre d’animal. Tout s’oppose et se lie, exactement comme il se doit, le temps d’un instant, et court encore dans les corpuscules agités la lumière rare et vibre entre les surfaces de contact. Exactement les mains saisissent l’endroit et tout l’envers. Non. Oui. S’échapper. Non. Oui. Reste. S’évanouir, disparaître. Reste. Là ta faille – ma défaillance. De quel côté de la blessure je suis ? A l’interstice, au passage, au bord d’elle un vacarme de sang palpitant se devine alors comme une porte de tous les temps, entrée du monde où déjà se laisse entendre le murmure d’hier, toutes les femmes de la Terre, le chant de plaisir d’un chœur de ventres. Je deviens fou, noyé, je bois à notre source – un si loin chemin. – Au moment de monter dans ta voiture, à travers la vitre je vois d’abord tes jambes, je me penche tout en m’approchant et ton visage apparaît derrière les reflets. Puis encore tes jambes. Tes mains sur le volant. Tout est possible, se disait-elle, je lui souris et je l’invitai dans la chambre, j’ôtai mes souliers, je fis pénombre en tirant les rideaux et il s’assit sur le lit, il écrasa sa cigarette à peine entamée dans le cendrier. Ce qui nous rapproche, l’interdit, tout ce qu’on ne dit pas est tenaille, nous voilà enserrés, insérés et devenus frontière. Quelle est donc cette danse que nous recommençons inlassablement, quel est donc ce territoire qui soudain naît de nous ? Nous sommes le vent de ce paysage, le bruissement des draps. Oh. Viens. Toi, moi, femâle. Regarde-moi. Reste. Réduis la distance, en ce moment même, aime-moi, aime-nous, reste encore. Encore. Envahis mon corps. J’ai l’impression d’être à chaque fois encore plus loin dans toi, encore plus profond, encore plus derrière tes yeux, au seuil de ton grand jardin, de jour en jour : jour après jour, lit après lit, oui après non. De la main au cœur au ventre. Ma tête est ta gorge, j’extirpe ton col. Ma tête depuis longtemps n’est plus froide, c’est la fraîcheur en exil. Et ta gorge pente de volcan où ma bouche te lave, l’invention d’une vallée de toi par moi dévalée d’une main vive d’envie. Soupirs venus d’ailleurs, d’une époque ignorée de moi et si présente dans ta bouche, fleur d’un âge enfant entre tes lèvres humides, comme l’aînée de mon cri au nouveau monde de l’aube nue, belle inconnue, comme la mer en retour pour tout l’amour de la terre, comme de toi à moi… Ça me fait penser : il s’était déjà passé une bonne quinzaine de jours… Dans la voiture, elle n’avait rien dit et je m’efforçais de ne pas croiser son regard, je sentais son désir soudain de se mélanger à moi. Mais il était tard et dans les ombres et les lumières changeantes de la ville, elle avait renoncé à me kidnapper. Tout son corps parlait sauf sa bouche. L’occasion de se taire. Troublée, elle ne savait plus où mener sa voiture, ne reconnaissant plus l’itinéraire depuis les quais jusqu’à Denfert ; la grande agitation intérieure, son ventre désirant, tout cela en elle s’était emparé de son esprit. Le lendemain matin, je lui confirmai qu’aucun rêve n’avait survécu au réveil mais que je désirais, plus que tout, la revoir encore, au creux de la nuit, à l’aube, au crépuscule… Voulait-elle ? Désirait-elle ? Disait-elle quelque chose ? Résistait-elle ? Disait-elle encore non à son ventre ? Parlant d’elle, je dérivais longuement en descriptions mirifiques, et je savais qu’elle ne connaissait pas la femme dont je lui parlais, et que de toute façon cette femme lui échapperait de toute éternité. Et j’ai pensé : un joli animal. (*) Bon, moi non plus, je n’ai rien dit, je n’ai même rien fait. Ce baiser que j’ai failli lui voler avant de m’extirper de la voiture. Simplement failli. Pas par véritable résistance, je n’ai pas cette force. Plutôt une fuite, n’est-ce pas ? J’ai fermé la porte de la voiture ; elle l’a verrouillée aussitôt. Je ne me suis pas retourné, j’ai marché jusque dans la lumière de la gare RER de Denfert. C’est là que j’ai compris. Mieux perçu. Le mouvement des esprits épris, les cris muets du corps, j’ai compris mon désir de vouloir la connaître dans l’imprudence, dans une danse intime, secrète, à entendre le froissement de ses draps. Et la distance de la langue, dans le pronom. Je. Tu. Quoi ? La distance infinie et ténue en même temps entre mes mains et son ventre, entre ma bouche muette et son sexe, entre le geste et la parole, le silence et le mot, belle turpitude dans le non-dit, dans le geste retenu, le mot ravalé. Et elle entendait tout ce que je ne disais pas, car elle se le disait elle-même à l’interstice des regards croisés. Et que faire d’autre, dès lors, que donc se mélanger, dans le secret de la bulle et cesser alors de parler (pour ne rien dire que l’on sût déjà). Car elle dans la bulle, à l’envers du monde, regarde en dedans d’elle, y voit des ombres éternelles. L’envie de mes yeux, étincelle d’électrons, nage avec peine en eaux trop tranquilles. Je revins à moi, je veux dire : au présent. Stylo en main, page noircie. Le matin doucement naissait dans le gris frais et le paysage se découpait en ombres neuves. On entendait quelques oiseaux et la route au loin vers la grande côte à l’entrée de la ville en contre-bas où le bruit des voitures suivait un chemin particulier et venait mourir jusqu’ici, plus haut, perdu entre les arbres. Je regardais sans la lire mon écriture déposée sur le papier à carreaux, tous ces signes d’encre noire. Puis je me dis : encore et encore. Rien d’écrit de ce que je voulais dire. Lâche-toi, merde. Lâche-toi. Alors que le jour revient ? Trop tard, les voix vont ressurgir, les gestes appris vont me tenir. Je baillai, engourdi d’une station assise prolongée sur la chaise rustique et regagné par le sommeil. Boire encore un verre et retourner au lit. Dormir. Dormir. Ecrire. Dormir. Je n’aime pas dormir. Je jetai le contenu du cendrier dans la poubelle. Extinction des feux. Descente à la chambre, grincement de gonds, le béton sous la plante des pieds. Noir total. Le lit. Je n’aime pas dormir.   (*) En ce temps, je m’intéressais beaucoup aux contextes qu’avait traversés Joyce tout au long de l’élaboration de Ulysse , et les influences intimes qui avaient coloré le roman. « Et j’ai pensé : un joli animal » est une phrase de Joyce, issue d’une lettre qu’il envoie à Martha Fleischmann en décembre 1918. Il vit à Zurich et cette ravissante créature réside à quelques pas de chez lui.

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