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Paupérisation ou embourgeoisement ? Fortunes et infortunes françaises

Thomas Piketty est professeur à l’École d’économie de Paris et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Son ouvrage commence par la célèbre prophétie de Marx dans le Manifeste communiste de 1848 : « le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables ». Le système de production capitaliste reposant sur la misère des ouvriers, à terme, leur révolte est une nécessité historique, et avec elle, le renversement de tout l’ordre social. Tout faux, Marx ? Oui, quant à la prophétie, nous le verrons plus loin ; mais son observation du monde qui l’entoure est juste. Piketty – et c’est là l’une de ses originalités – manie parfaitement l’outil statistique et compte en déciles et en centiles. En 1900, 10% de la population française (le décile supérieur) possédait 90% du capital (sous toutes ses formes : immobilier, industriel et financier) et 1% (le centile supérieur), à lui seul, 50% de celui-ci. Le fantasme des 200 familles, dans l’entre-deux guerres (par référence aux 200 membres de l’Assemblée générale de la Banque de France, non encore nationalisée), avait par conséquent quelques fondements. Pourquoi une telle inégalité ? À cause d’une loi que Piketty définit comme r > g, r étant le rendement du capital et g la croissance (growth en anglais). Depuis l’an 1000 (les données de Piketty remontent très loin) jusqu’à l’orée du XXème siècle, le capital, d’abord exclusivement terrien, puis financier, puis industriel, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, rapportait un revenu de l’ordre de 4 à 5% par an, alors que la croissance, c’est-à-dire le volume des richesses produites, est resté faible au moins jusqu’au XIXème. D’où un décalage entre une accumulation – continue sur des siècles – par les plus riches et un enrichissement très limité et très lent des autres. Les choses ont changé, mais pas tant qu’on pourrait le croire. Dans les années 70-80, historiquement les moins inégalitaires, le décile supérieur possédait 50% et le centile supérieur 20% du capital (depuis les années 80, le fossé s’est à nouveau creusé, du fait de l’émergence des « super cadres », nous y reviendrons). Ce qui a tout de même contribué à diminuer cet écart fantastique entre riches et pauvres, ce sont d’abord les deux guerres mondiales et la terrible dépréciation monétaire qu’elles ont entraînée dans leur sillage. La valeur de la « rente », autrement dit ce que rapporte le capital, a fondu ; et les « rentiers » furent contraints de vendre une partie de leurs biens pour maintenir leur niveau de vie élevé : « les données détaillées que nous avons collectées dans les archives successorales démontrent sans ambiguïté que nombre de rentiers au cours de l’entre-deux guerres n’ont pas réduit leur train de vie suffisamment après les chocs subis par les patrimoines et les revenus à la suite de la Première Guerre mondiale et des années 1920-1930, si bien qu’ils se sont retrouvés à amputer progressivement leur capital pour financer leurs dépenses courantes, et par conséquent à transmettre un patrimoine sensiblement plus faible que celui qu’ils avaient reçu ; et ne permettant en aucune façon de prolonger l’équilibre social antérieur ». Autre facteur essentiel de redistribution : l’impôt. Jusqu’à la Révolution, les rentiers n’étaient pas taxés du tout ; et l’impôt sur les successions, introduit en 1791, ne dépassait pas 1%. « Pour simplifier, écrit Piketty, on peut considérer dans un premier temps que le taux moyen d’imposition du rendement du capital était très proche de 0% jusqu’en 1900-1910 (et en tout cas inférieur à 5%), et qu’il s’est établi en moyenne dans les pays riches aux alentours de 30% à partir des années 1950-1980 et dans une certaine mesure jusqu’aux années 2000-2010 ». Conséquence majeure de cette relative redistribution : « l’apparition d’une “classe moyenne patrimoniale” détenant collectivement entre un quart et un tiers du patrimoine national et non plus entre un vingtième et un dixième (c’est-à-dire guère plus que la moitié la plus pauvre de la société) ». 60% des Français sont propriétaires. Pauvre Marx ! Il doit se retourner dans sa tombe… Qui donc peut faire une révolution avec un peuple de petits bourgeois ? Toutefois cette réduction tendancielle des inégalités s’est vu contrebalancer dès les années 90 par le phénomène des « super cadres » : « dans une large mesure, nous sommes passés d’une société de rentiers, c’est-à-dire d’une société où le centile supérieur est massivement dominé par les rentiers (des personnes détenant un capital suffisamment important pour vivre des rentes annuelles produites par ce capital) à une société où le sommet de la hiérarchie des revenus – y compris le centile supérieur – est composé très majoritairement de salariés à haut salaire, de personnes vivant du revenu de leur travail ». Les grandes fortunes ainsi se reconstituent (ou se consolident, car une partie des « super cadres » sont également des héritiers). Que propose donc Piketty pour continuer sur le chemin de la réduction des inégalités ? L’impôt, toujours l’impôt, mais à un niveau mondial ; car dès lors que le rendement du capital continue de dépasser le taux de croissance, les plus riches poursuivent leur accumulation de richesses, et les perspectives pour le siècle qui s’ouvre ne sont pas bonnes : ce schéma « risque fort de devenir la norme au XXIème siècle », nous dit Piketty. Un impôt mondial donc ? Mais prélevé par qui ? Et comment ? Piketty ne le précise pas. « Nous verrons, prophétise-t-il, qu’à défaut d’une solution de cette nature, qui dans sa forme complète exige un niveau très élevé et sans doute peu réaliste à moyen terme de coopération internationale, mais qui peut très bien se mettre en place de façon graduelle et progressive pour les pays qui le souhaitent (pour peu qu’ils soient nombreux, par exemple au niveau européen), il est probable que prévaudront diverses formes de repli national ». Le livre de Piketty contient nombre d’informations chiffrées très précises et très révélatrices ; on peut regretter cependant que son analyse se soit cantonnée aux faits sociaux-économiques et ne soit pas étendue à l’histoire des idées. Ainsi, par exemple, une donnée – non économique – me semble fondamentale pour rendre compte des changements intervenus au XXème siècle : l’assomption de la valeur travail. Piketty en parle indirectement lorsqu’il évoque le discours que tient Vautrin à Rastignac dans le Père Goriot de Balzac. Rastignac, on le sait, est un jeune hobereau de province, monté à Paris pour y faire des études de droit en vue de devenir avocat. Dans la pension où il réside, il rencontre Vautrin, un ancien bagnard, qui lui dit en substance : « à quoi bon vous donner le mal d’étudier pour ensuite travailler, alors qu’ainsi vous n’atteindrez jamais la fortune de ceux qui possèdent du bien ? Épousez plutôt Mlle Victorine qui héritera d’un million de francs (une somme astronomique à l’époque), si son frère décède ». Et Vautrin de proposer à Rastignac de liquider ledit frère, ce que Rastignac refuse. Au-delà de l’anecdote, Vautrin a objectivement raison : au XIXème, le plus sûr moyen de faire fortune est d’être rentier. L’idéal aristocratique qui relègue l’activité professionnelle à la classe servile est encore vivace ; mais les choses commencent déjà à changer. En 1859, paraît Oblomov , le roman d’Ivan Gontcharov. Oblomov est un noble désœuvré qui ne quitte jamais sa chambre et son lit, tant il a horreur de l’effort. L’oisiveté qui caractérise sa classe sociale – les grands propriétaires terriens – y est tournée en ridicule : ne rien faire, c’est être un bon à rien. En outre, avec le 1 er Mai 1886 et l’instauration d’une « journée internationale des travailleurs », les socialistes – toutes tendances confondues – ont beau jeu d’opposer les « travailleurs » aux « capitalistes ». Les seconds n’ont aucun mérite : ils se bornent à hériter. Au XXème siècle, le travail fait consensus de droite à gauche. Même le pays le plus capitaliste et – aux dires de Piketty – le plus inégalitaire qui soit, les États-Unis, valorise l’enrichissement méritocratique par le labeur du « self made man ». La fin de la rente, c’est aussi le triomphe du travail. Pour en revenir à la question initiale que je pose dans le titre : paupérisation ou embourgeoisement ? La réponse, à l’évidence, est : embourgeoisement. C’est là la principale erreur de Marx. Malgré les inégalités qui persistent et même se creusent, le niveau de vie moyen a considérablement augmenté en 150 ans. « On peut toutefois rappeler, concède Piketty, que d’après les indices officiels, le pouvoir d’achat moyen par habitant en vigueur au Royaume-Uni ou en France autour de 1800 était environ dix fois plus faible que ce qu’il est en 2010 ». Le clivage n’est plus entre prolétaires et bourgeois, mais bien plutôt entre bourgeois (pudiquement rebaptisés « classe moyenne ») et exclus. Ceux-là ne feront jamais de révolution : ils sont en dehors du système.

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