Phénoménologie de l’Épris
Voulez-vous une scène d’hiver ? Cela ne vous rafraîchira pas, en ces temps caniculaires, mais peut-être juste l’évocation d’un air frais, froid, glacial vous fera oublier, le temps des mots lus, les effluves étouffants du lourd été et l’air si sec qu’on le croirait devenu rare. C’était donc un soir d’hiver très fffffroid que je traversai la ville pour me rendre à un rendez-vous. Il s’agissait de rencontrer une femme, parfaite inconnue, dont j’avais capté le signal alors que j’étais en transit sur le réseau des réseaux. Nous étions tous les deux enfoncés dans nos manteaux. Dehors, il faisait moins que zéro. Comme j’étais (encore) soûl, j’effrayai un peu la dame mais la littérature nous offrit l’alliance des mots & nous initiâmes ce qui allait devenir rapidement une aventure poétique que tous les hommes et toutes les femmes se devraient de prendre pour la vie à vivre, dès que possible, se devraient de pétrir comme la pâte de leur existence, à la recherche de la beauté et du plaisir, loin des carcans néfastes et toxiques dans lesquels se plaisent, dirait-on, tant d’individus consacrés fantômes par les oraisons marchandes, les injonctions de l’étiquette, le maintien de l’ordre, les pointeuses et les bulletins de salaire. Nous nous accordâmes. Les semaines suivantes je connus bien vite la trépidation et l’attente, déjà l’absence et le désir toujours : la rencontre avec une femme donnait matière à écrire et manière d’écrire ; un chemin peu à peu se dessinant, je prenais un vif plaisir à tracer des mots épiloguant sur la précédente entrevue, moulinant force prospectives sur la prochaine et perspectives sur les ultérieures, parfois même subrepticement je me voyais dans cette vie partagée à deux pour un moment de l’existence, plus ou moins long, c’est selon, c’est analysé de près plus loin dans La Phénoménologie de l’Epris et La Clinique de la Séparation, textes que j’ai écrits dans le cœur même de la situation, dans le giron des événements, au cul des bouteilles et des amantes du moment. J’imaginais souvent un avenir à voir venir avec elles car l’amour on se demande pourquoi c’est faire. C’était un mercredi après-midi et dans Finnegans Wake (aux pages 116-117, version française de manufacture éditée chez © NRF Gallimard Du Monde Entier, maison sérieuse, à Paris dès 1982, ISBN 2-07-020910-5, le dépôt légal de l’exemplaire dont on cause est en date du mois de juin 1995 et imprimé à Saint-Amand dans le Cher par un de ces veinards descendants de Gensfleisch, dont je suis mais vis-à-vis desquels et de quiconque je ne voudrais pas paraître par ailleurs jaloux), livre acheté ce mercredi de janvier à la Fédération Nationale d’Achat des Cadres, rue de Rennes à Paris dans le quinzième arrondissement, avant une entrevue galante avec Lady Coafé dans une brasserie de la place du colonel Denroche-Fertreau – dans le même temps j’avais aussi acheté de la musique sous forme de disque en verre luisant. J’étais arrivé le premier dans le café, sous la pluie et poussé par le vent, j’avais commandé de la bière brune belle et forte et cela étant, pour me désimpatienter de la venue de la dolce donna, je buvais donc moult malt et houblon au gaz, survolant le pavé de feuilles en cahiers encollés – et l’heureux postérieur digne d’être exposé à mon regard mais délicatement mal posé sur l’exemplaire numéro 71 de l’édition sur vélin d’Arches Arjomari-Prioux est prié de se présenter au bureau des admissions du C.H.S. afin de s’y faire mettre un bulletin de situation –, je lis : « Au fait, Baron du Losador, quel est l’enfant d’Hegel qui a écrit toute cette saloperie ? Dressé, obsédé, bossu, contre la cloison, au-dessous du zéro centigrade, usant de la plume ou du stylet, conçu, avec un esprit à la fois pellucide et perturbé, accompagné ou non de mastication, interrompu par la visite d’une vision traduite en scribe ou d’un scribe en situation, entre deux démonstrations, ou juché sur un tricycle, sous la pluie et poussé par le vent, enfanté sur le sol par un descendant surbaissé ou par un esprit diminué en mal de surcharge de tout ce qu’il a pillé çà et là de savoir ? » Je n’ai rien à en dire à proprement parler mais voilà ce que je lis en cette fin d’après-midi dont le ciel m’a quitté. Mais il devait faire froid, encore. Je l’avais connue dans le froid, Lady Coafé, moi tout bouillant de l’intérieur. Il devait faire fffroid et il y avait de la circulation, des automobiles qui tournaient tandis que je tournais pages et pouces entre deux gorgées pétillantes, et puis encore j’accrochais un morceau de la Veillée, je ne m’en détachais qu’avec difficultés et sous l’emprise tiraillante de la soif, ce qui me mettait, pour tout dire, dans la situation de Celui qui avait écrit, un choc au porteur. A reprendre au début. Je la vis arriver d’assez loin car j’étais fort bien placé derrière la vitrine de la brasserie, comme tout buveur de garde digne de ce nom, sur une chaise ronde devant une table ronde. Une fois descendue de son auto noire, je vis qu’elle portait son beau manteau, à la matière non identifiée, et sa cuirasse. Elle était magiquement gracieuse et s’approchait en marchant d’un pas sûr, se faufilant entre les voitures stationnées. Et quelque chose me dit – la lumière du soleil – qu’il ne pouvait pas s’agir de la fin d’après-midi, mais de son tout début et il est même fort probable que nous mangeâmes ensemble. La mémoire n’est pas une fille facile. Avec mon livre tout neuf, épais comme une vieille peau de baleine, je devais paraître fort sérieux, et je l’étais très certainement. Je tournais les pages pour les éplucher de mes yeux. J’avais déjà un peu taché la couverture en voulant essayer d’essuyer avec zèle et pouah la suite d’une dégoutte de bière rebelle. Aujourd’hui, ce livre a déjà bien vécu, il en a essuyé d’autres ; ses salissures et ses légers plis patinés sont de toute beauté. Je n’ai jamais écrit dessus ou dedans et nulle page n’est annotée, il n’y aurait de toutes les façons aucune place pour cet exercice méticuleux ou spontané. Avec mon livre tout neuf à prix heureux, caisse à dire donc quand le vendeur me l’avait trouvé au fond d’un rayon oublié où s’empilaient des heures d’émerveillements wake, avec de belles traces de poussière d’essais de là, deux fois le rayon c’est les deux à mettre et cirque d’inférences avec pi seul ou au carré ou doublé, ce qui m’avait marqué c’était le nombre en farad mais non de livres à l’envers, presque interloqué oui ? ce mouvement obligé de la tête s’incliner pour pouvoir lire le titre rêve errance du temps aux mutations de l’espace, livres oubliés même d’être à l’endroit s’incliner encore, rompre le cou aïe, avec mon livre tout neuf remis à l’endroit au bon endroit, entre mes mains sous mes yeux, mais chuuut la voilà. – Nouvelle acquisition. Et elle posa ses sons de bouche quand me parlèrent ses lèvres à proximité de mon ontologie d’amoureux, transi. J’étais engoncé aussi, un peu raide, comme cerné d’une brume acquise avec l’heure, hop-là attention à ma chopine. Un homme à jeun ne sait rien de certain, un homme ivre sait le certain du rien. Avais-je déjà regardé sa bouche et ses lèvres aussi attentivement qu’il le fallait ? Pour quoi ? Pour. Ça me rendait muet. Le mot acquisition était tout carré et se mit en écho avec les angles du livre. Plus d’un serait étonné de savoir qui elle est, et estomaqué de découvrir qui sont toutes les autres. Bien que j’aie égaré des prénoms, des visages, des cuisses, des chevelures, je ne peux pas avancer sérieusement une renommée quantitative, je peux à peine affirmer à ce sujet mon âme de collectionneur, bien plus satisfaite dans d’autres domaines, comme les livres anciens, les photos de rousses ou les gardes à vue. D’autant que j’exclus de ce panorama mirifique les professionnelles que j’ai sollicitées à certaines vieilles époques où il était encore possible de demander la grille tarifaire sans risquer l’amende. Quoi qu’il en soit, s’il fallait vous répéter ce que vous savez déjà, c’est qu’il n’y a pas une minute à perdre, que dis-je, une seconde, devant la beauté de l’Amour, face au plaisir qui s’annonce quand le désir a refermé sur nous sa voracité invincible, car nous pouvons donner à autrui ce que la Vie contient déjà et qu’elle nous offre dans un mouvement de ronde, de folle danse : la libre poésie. Johann Lefebvre est également lisible ICI