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Qu’est-ce que le blasphème ?

Les évènements récents ont amené médias et simples particuliers à utiliser – sans modération ! – le mot blasphème, prétendument connu, comme s’il avait livré tous ses secrets. Loin de là ! Blasphemein , en grec, signifie simplement : dire du mal de. Dans l’antiquité païenne, la véritable accusation n’est pas celle-ci, mais celle d’ asebia , d’impiété : l’impie manque de respect à la divinité qui s’en offusque. C’est, au fond, le sens moderne. Ainsi – un exemple parmi beaucoup d’autres ! – Phidias se représenta lui-même et Périclès sur le bouclier d’Athéna de la frise qui orne le fronton du Parthénon, le temple qui lui est dédié. Outrage qui dépasse le simple orgueil, mais constitue un crime de lèse-déesse ; Phidias fut mis en prison. C’est ce que l’on comprend aujourd’hui, quand on parle de blasphème : une incorrection, une incivilité envers Dieu ou son prophète, donc, indirectement, envers Lui-même. L’affaire est plus complexe. La Torah, c’est-à-dire le Pentateuque, les cinq livres attribués à Moïse, dans la version grecque des Septante, n’utilise pas blasphemein mais kakologein , littéralement parler mal de (Ex 22,27) : «  theous ou kakologeseis », « tu n’insulteras pas Dieu ». Mais l’offense, en réalité, va bien au-delà de l’insulte. La véritable signification du terme nous est livrée par Exode 20,7 : «  ou lempse to onoma tou theou », traduit imparfaitement par « tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu ». En fait, Lempsein désigne l’action de prendre, de saisir ( lepsis ). Le verset, en réalité, devrait se traduire par : « tu ne t’empareras pas du nom de Dieu ». S’emparer du nom de Dieu, en effet, c’est s’emparer de sa puissance et l’en déposséder. Le tétragramme était tellement sacré – c’est-à-dire tellement dangereux aussi bien pour les hommes que pour Dieu Lui-même, qui, en le divulguant, s’est rendu vulnérable – que seul le grand prêtre osait le prononcer, et encore dans le saint des saints, et uniquement à l’occasion de Kippour. Blasphémer, au sens biblique du terme, c’est donc voler à Dieu son nom pour acquérir son omnipotence. Dans le paganisme également, notamment dans les papyrus magiques gréco-égyptiens de l’époque ptolémaïque, on se servait du nom pour « capter » le pouvoir divin. Ainsi dans Pap. Lon I 121, le magicien épelle les noms d’Héphaïstos et d’Hestia, dieux du feu, pour, en quelque sorte, les « capturer » et les « insuffler » à la mèche de sa lampe par son propre souffle… Le banal juron « nom de Dieu » revêt alors, vu sous cet angle, une tout autre nature ! Le grand linguiste, Emile Benveniste, oppose d’ailleurs ce qu’il appelle la « blasphémie » à l’« euphémie », euphémisme anodin qui consiste à désamorcer la dangerosité du blasphème en substituant « Zeus » – fausse divinité, donc inoffensive et incapable de nuire – à « Dieu ». En fait, le contraire absolu du kalologein , du « dire du mal de », du « mau-dire », c’est l’« eulogein », le « dire du bien de », bref le bene-dicere : la bénédiction ! Dans le Notre Père chrétien, on « bénit » le Nom de Dieu pour le sanctifier (« que Ton Nom soit sanctifié ») ; le bien dire, c’est-à-dire l’utilisation du nom pour le bien aboutit à ce paradoxe de « renforcer » Dieu en le rendant encore plus saint, Lui, le Saint par excellence. Le blasphème, en définitive, n’est qu’une illustration parmi tant d’autres de la puissance de la parole. De même que Dieu, dans la Bible comme dans l’Egypte ancienne, crée par son Verbe ; de même l’homme, par ce qu’il dit, procède à des actes théurgiques : il « agit » sur la divinité en la nommant, pour la bénir, ou, au contraire pour détourner, à son profit, sa force. Le résultat, dans tous les cas, est automatique : la parole est efficiente ex opere operato . Preuve, s’il en était, que la religion a toujours eu – et a encore – beaucoup de mal à se dégager de la magie.   Jean-François Vincent

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