Actualité 

Y-a-t-il des limites à l’état de droit ?

Le règne du droit, the rule of law , comme on dit en anglais, constitue, depuis la Magna Carta de 1215 jusqu’aux déclarations des XVIIIème et XXème siècles, le rempart de l’individu contre toute atteinte à son intégrité physique ou morale. La vague terroriste qui s’est abattue sur la France depuis 2015 a fait vaciller ce rempart. Des dispositions exorbitantes du droit commun ont été prises (l’état d’urgence, en particulier) ; mais l’exécutif actuel reste très conscient du risque d’arbitraire qui surgirait si lesdites dispositions n’étaient pas strictement encadrées. Seulement voilà, le peuple a peur ! Or le peuple, ce sont les électeurs ; et des politiciens moins scrupuleux sont prêts à tout pour flatter la trouille populaire, en tentant de l’apaiser. Ainsi Eric Ciotti, député des Alpes maritimes, à qui l’on faisait valoir les effets potentiellement liberticides de mesures par trop sécuritaires, lâcha, de manière désinvolte, en parlant des morts de Nice : « eux, ils n’en parlent pas de l’état de droit ! » Même son de cloche chez Laurent Wauquiez, député et président de la région Auvergne-Rhône-Alpes : « Changez le droit ! Il n’y a pas de libertés pour les ennemis de la République ». Quant à Alain Marsaud, député lui aussi et ancien juge antiterroriste, il déclare tout de go « s’asseoir sur les libertés »… Les seconds couteaux, susnommés, de la politique peuvent bien se défouler verbalement ; mais plus inquiétantes sont les déclarations de plus gros poissons, tels Nicolas Sarkozy, qui propose, ni plus, ni moins, s’il était élu l’année prochaine, l’internement administratif (donc sans contrôle judiciaire) et préventif de tous les fichés « S » ; Gérard Longuet, député et ancien ministre, abondant dans le même sens et évoquant une possible utilisation de l’article 16 de la constitution. Au fait, que dit cet article ? « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances ». Concrètement, cela signifie que le président, doté des pleins pouvoirs, a les mains libres. Ainsi le général de Gaulle appliqua l’article 16, du 23 avril au 29 septembre 1961, et fit interner administrativement des militants de l’OAS. Ce même article, au demeurant, inspira à François Mitterrand son célèbre ouvrage sur Le coup d’état permanent . Coup d’état ? En fait, une réminiscence du droit public de la Rome républicaine, qui prévoyait la dictature (c’est d’ailleurs de là que vient le mot), en cas de situation exceptionnelle. Le dictator , investi par le sénat, pouvait modifier, à sa guise, les lois existantes et disposait d’un pouvoir de vie et de mort sur les citoyens, symbolisé par les licteurs, dont les faisceaux, munis d’une hache ( secures ), servaient initialement à la décapitation ( securi percussio ) des condamnés à la peine capitale, instrument qui donna au bon docteur Guillotin l’idée de sa machine… révolutionnaire. Sans aller jusqu’à la Rome antique, un exemple plus récent d’arbitraire total nous est offert par la section 412 du Patriot Act , voté par le congrès américain le 26 octobre 2001, dans le sillage des évènements du 11 septembre précédent : « Le procureur général ( General Attorney ) ordonnera la détention de tout étranger dont les activités mettent en danger la sécurité des Etats-Unis ». De la sorte, des dizaines de détenus croupirent pendant des années dans la geôle de Guantanamo, sans jugement et en violation manifeste de la convention de Genève de 1949 sur les prisonniers de guerre, comme le dénonça, à moultes reprises, le Comité International de la Croix Rouge. Il faut, par conséquent, savoir ce que l’on veut et sur quelle voie l’on s’engage. Si la fin justifie les moyens, si l’impératif sécuritaire prévaut sur le droit et les droits individuels, si la liberté compte moins que la tranquillité, alors, oui, écrasons l’infâme, embastillons les suspects, expulsons les étrangers supposés indésirables. Mais alors, quid de la République ? Des valeurs dont elle se vante ? Tout simplement de la dignité élémentaire de la personne humaine ? Mais quoi ? ne convient-il pas que le bon peuple, électeur de surcroît, puisse dormir en paix ?…

Vous pourriez aimer lire: